Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
pente de La Paz, l’odeur des bougainvilliers du cloître, l’appartement de Maître Trevijano et la lettre de Giulio Bertolini, ces deux photos, le désespoir qu’elle avait eu de le voir à côté de cet adolescent qui ressemblait à un Indien d’un autre continent.
— Si peu de nouvelles, dit Lucia Cordelier, mais il est toujours en Chine, si vous venez chez nous…
Comment échapper a cette curiosité ?
Dolorès avait hésité plusieurs jours, puis elle avait téléphoné à Lucia Cordelier, refusant une invitation à dîner. Elle voulait être seule à affronter cette part lointaine de sa vie. Sous le regard de James Clerkwood, au milieu des bavardages de table, comment aurait-elle pu retrouver la voix du père Bertolini ? Aller à sa rencontre ?
— Venez, disait Lucia, l’accueillant dans l’entrée, venez, je suis seule, mon mari est à son laboratoire, nous allons être bien, venez.
Elle l’entraînait dans sa chambre, elle renversait sur le lit un tiroir rempli de lettres et de photos.
— Vous voyez – elle montrait une petite fille tenant par la main un garçon un peu plus âgé qu’elle – Giulio et moi, dans la cour de notre maison à Rome.
Déçue déjà, Dolorès. Que d’années à parcourir avant de parvenir, enfin, à ces dernières lettres du père Bertolini, à cette photo de lui avec le jeune Chinois ! Dolorès le reconnaissait, prenait elle-même la photo au milieu des autres, interrogeait Lucia Cordelier.
— Depuis, vous avez reçu…
Lucia fouillait dans l’amoncellement de lettres et de photographies, disait enfin :
— Deux lettres, oui, je sens qu’il est inquiet, ce jeune garçon qu’il a recueilli…
Elle s’interrompait, trouvait enfin une lettre, la parcourait, commentait, « il parle de vous », puis se taisait.
Pourquoi n’imaginait-elle pas l’émotion de Dolorès, la tentation qu’elle avait de lui arracher cette lettre, où Dolorès existait comme une enfant qu’on aime.
— Mais vous ne lisez pas l’italien, disait Lucia Cordelier.
Elle parcourait à nouveau la lettre. « Oui, il m’annonçait votre mariage avec ce diplomate américain, tenez, tenez. » – Elle devinait tout à coup l’exaspération de Dolorès, traduisait la lettre de Giulio Bertolini : « Je suis heureux pour Dolorès. » Heureux pour vous, ajoutait-elle. Lucia Cordelier reprenait : « Maître Trevijano m’assure que James Clerkwood est un homme remarquable, je voudrais simplement qu’il aime Dolorès et qu’elle l’aime. Cela je le saurais d’un seul regard si je les voyais côte à côte mais je suis loin, je me contente donc des qualités intellectuelles de James Clerkwood ; pour le reste, je fais confiance à Dolorès, je la pressens exigeante et je la crois un être de vérité. »
Lucia riait.
— Il écrit toujours comme cela, si solennel, il était déjà plein de gravité quand nous étions enfants. Il m’ennuyait parfois, mais il m’impressionnait aussi. Il voit, il sent des choses, Giulio. Pour lui, ce qui se passe, tout, les rencontres, rien n’est au hasard, il déchiffre la vie comme s’il s’agissait d’une langue qu’il est seul à connaître et quand il explique, la vie devient claire, mais moi – Lucia se levait – cela me fait très peur. Elle montrait encore quelques photos à Dolorès.
— Regardez, fouillez, disait-elle. Je vais demander à Marthe qu’elle nous apporte du thé, vous voulez du thé, n’est-ce pas ?
Elle se penchait, embrassait Dolorès, riait de son geste.
— Vous êtes charmante, différente des gens d’ici, je suis émue, si Giulio savait, il serait si heureux.
Dolorès figée, ce sourire qu’elle s’imposait, douloureux comme une cicatrice, ces femmes – revenait le souvenir de Madre Blanca, la Supérieure du couvent de La Paz qui jouait avec elle comme avec une poupée – qui voulaient qu’elle ne soit qu’une apparence rassurante alors que Dolorès avait envie de hurler, de faire jaillir hors d’elle cette eau noire, ses origines inconnues, imaginées quand elle avait vécu dans les quartiers indiens de La Paz, mais de cela aussi elle était à jamais coupée. Elle ne savait que faire de l’affection enjouée de Lucia Cordelier. Elle prit l’enveloppe et la lettre de Giulio Bertolini, les glissa rapidement dans son sac.
Lucia revenait avec Marthe. « Ma nièce, Dolorès, je vous avais expliqué, Marthe. » Sourires encore.
Il faisait encore beau quand Dolorès
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