Les Poilus (La France sacrifiée)
toujours du parti de Joffre. Contre l’avis du généralissime, Briand veut défendre Paris à tout prix et stimule Gallieni, intervenant ainsi pour la première fois dans la conduite de la guerre, alors que la politique de Poincaré et de Millerand est de s’en remettre entièrement à l’état-major, seul en mesure d’apprécier la situation dans son ensemble.
Quand le gouvernement rentre à Bordeaux en décembre, Briand a suivi de près les premiers échecs des attaques lancées contre les lignes allemandes enterrées. Il a osé s’opposer à Joffre et sauver la tête du général de Langle de Cary, accusé à l’état-major de Romilly d’être responsable des échecs. Briand se montre partisan, dès janvier 1915, soutenu par son ami Viviani, de préparer avec les Britanniques un corps expéditionnaire se portant au secours de la Serbie pour créer un second front dans les Balkans. Il n’est pas alors question des Dardanelles.
Cette thèse du front d’Orient avait été défendue pour la première fois par le général Franchet d’Esperey, commandant de la V e armée, dès octobre 1914. Ce général, pied-noir d’origine, ancien des guerres du Maroc, avait montré son efficacité à la bataille de la Marne. Par l’intermédiaire de son ex-officier d’ordonnance, le député-soldat Paul Bénazet, il avait pu remettre à Poincaré un long mémoire sur une intervention dans les Balkans. Il rejoignait sans le savoir le point de vue de Gallieni, qui conseillait à Briand une « diversion » sur Salonique. Ainsi un groupe de pression pour la guerre en Orient se rassemblait à Paris derrière Briand qu’une visite au champ de bataille couvert de morts de la Marne avait ému au point qu’il osait formuler des doutes sur la politique de guerre de Joffre. Il ne croyait pas à la percée immédiate du front allemand.
Le 7 janvier, à la réunion organisée par Poincaré où Joffre avait été convié, Briand devait se heurter à l’obstination du général en chef, alors au sommet de sa gloire, et qui refusait de détourner un seul bataillon des lignes d’assaut. Il attendait avec impatience, disait-il, le renfort des divisions britanniques pour attaquer en Champagne. Il écumait les dépôts pour rassembler une armée de réserve. Il ne voulait pas entendre parler de Salonique, encore moins des Dardanelles. Car si les Anglais, hypocritement, prétendaient en forçant les Détroits aider l’allié russe, en fait ils l’excluaient de Constantinople, ce qui risquait de nuire à la bonne entente des Français avec le tsar.
Churchill voulait les Dardanelles, et non Salonique : le 23 janvier, le ministre français de la Marine Augagneur avait annoncé au Conseil la proposition d’action commune, de la part de la marine anglaise, dont il avait été saisi le 19. Très sceptique, le ministre avait dû s’incliner devant la résolution du cabinet Viviani-Briand, bien décidé à ne pas lâcher l’Angleterre, même s’il aurait préféré un débarquement à Salonique. Lloyd George, chancelier de l’Échiquier, était venu lui-même à Paris, le 2 février, pour envisager, avec Poincaré, Briand et Ribot — contre Millerand qui soutenait obstinément Joffre —, l’envoi de deux corps d’armée en Grèce pour « immobiliser la Bulgarie ». Le gouvernement britannique se serait rallié à cette hypothèse. Il fallait à tout prix soutenir le front russe. Mais, le 13 février, Delcassé avait démontré que l’on n’obtiendrait pas l’accord des Grecs.
Les Anglais découragés s’étaient reportés sur les Dardanelles, et Churchill n’avait pas eu beaucoup d’efforts à faire pour convaincre Kitchener que l’attaque des Turcs sur le canal de Suez, au début de janvier, avait ébranlé. Ainsi fut prise, contre Joffre, la décision d’expédier une division française à Moudros, en renfort d’une armée anglaise qui devait débarquer aux Dardanelles : cinquante mille hommes de l’armée des Indes et l’excellente 29 e division britannique, d’abord promise au front français. À défaut d’obtenir tout de suite un secours pour les Serbes, Briand avait la satisfaction d’avoir fait fléchir le généralissime Joffre dans l’affaire d’Orient. Les Français seraient présents sur le second front britannique.
Pour la première fois depuis le début de la guerre, les politiques avaient imposé une décision à l’état-major de Romilly : si Joffre ne réussissait pas ses
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