L'honneur de Sartine
sur le remblai sans que quiconque s’avise de la saisir ! C’est point habile ces bougres-là, et ça foutinasse 54 à tirer c’t’foutu chargement. C’est là qu’ils m’ont envisagé. Alors le vieux, me dit l’un, tu peux nous aider sans doute. Compte dessus, mon ami, lui ai-je dit, mes douleurs ne me permettent aucun efforcement. C’est point de ça qu’il s’agit, qu’il me répond. Mon compère et moi devons déposer des gravois. C’est interdit sur le remblai, on cherche donc quelque terrain vague ou une ruine qui pourrait les recueillir en discrétion. Je ne voulions point me mêler de près ou de loin de leur mironton. Je fais l’idiot, donc. Cela me vaut que l’un d’eux, peu convaincu par mes grimaces, me décoche un coup de botte.
Il se frotta le genou d’un air misérable tandis que son autre main se tendait vers Semacgus qui lui abandonna l’écu.
– Grand bien vous fasse, monseigneur, Dieu vous le rendra. C’est un petit moins pour vous et un gros plus pour moi. Il serait bon de doubler la mise.
– C’est à voir, nous t’écoutons, mon ami, répliqua le chirurgien en manipulant un autre écu.
– … Ouiche, un coup de botte dont je souffre encore. Je m’apprêtais à satisfaire sa demande qu’alors ma jugeote considérait comme innocente, quand je portions les yeux sur la charrette de gravois recouverte de vieux sacs puants qu’on trouve sur les ordures. Là je fis mes réflexions. Pourquoi
des cavaliers étaient-ils chargés de convoyer des gravats ? Surtout des mines à faire un jour la grimace au Pont Rouge 55 . J’me posais la question, c’est qu’elle me chatouillait. À ce moment-là, le vent s’était levé, résultat de la chaleur de la journée. Voilà que ses bourrasques violentes y dérangent les sacs, les soulèvent légèrement, me donnant le temps d’apercevoir quatre pieds qui dépassaient du chargement. J’en tremble encore. C’était donc cela les gravois en question ? C’est que ça changeait tout ! Un trébuchet à vous jeter dans les bras de Monsieur de Paris 56 ! Bien à contrecœur et pour m’en débarrasser, je leur indiquai la rue de Sèvres comme étant en son bout la plus proche à trouver ce qu’il cherchait dans les terrains ou les jardins. Et je décampions aussi vite que le permettaient mes vieilles jambes. Ça vaut-y pas un supplément ?
Le second écu rejoignit le premier et la troupe s’éloigna. Pluton, que sa halte avait reposé, se remit, plus lentement cette fois, à prendre la voie.
– Ainsi, commenta Nicolas, il n’y a plus de doute. Ce sont des cadavres…
Ce mot si souvent prononcé lui fit soudain horreur.
– … que ces gredins convoyaient pour s’en débarrasser.
– Nul ne saurait en jurer, et rien ne sera assuré que nous n’en ayons jugé par nous-mêmes sur pièces irrécusables.
– Guillaume, rien ne sert de se voiler la face. Considérez les faits.
– Votre amitié et l’idée de l’avoir encouragé dans cette expédition vous font perdre votre légendaire bon sens. Écoutez-moi. Pourquoi voulez-vous, s’ils les avaient massacrés, que ces bandits véhiculent
deux morts et de-ci et de-là, alors qu’ils pouvaient fort bien les abandonner dans le fiacre ? Il y a là un mystère que je ne comprends pas, mais qui devrait nous interdire toute hypothèse hasardeuse.
Enfermé dans une hantise trop alimentée par sa fiévreuse imagination, Nicolas ne répondit pas. Pluton les entraîna rue de Sèvres et fila vers un terrain vague empli de ronciers et de ces plantes grisâtres qui ne semblent croître que dans les coins les plus reculés des villes. Ils y repérèrent une voie récemment frayée menant à une cabane en bois à moitié effondrée. Ils y découvrirent répandues sur le sol des traces qui prouvaient sans ambiguïté que des corps blessés y avaient séjourné. Semacgus s’agenouilla pour observer de plus près des caillots de sang noirci. Il y mit un doigt, le retira et le considéra avec soin, remonta ses besicles sur le front et regarda Nicolas avec un sourire apaisant.
– Mon cher Nicolas, apprenez qu’il est toujours trop tôt pour se lamenter. Écoutez avec attention ce que votre vieil ami souhaite vous dire. Ici furent apportés deux corps, l’un était blessé, je dis bien blessé. Les traces de sang que j’ai examinées prouvent sans conteste le fait suivant : elles ne peuvent provenir d’un cadavre, mais bien d’un homme vivant. De cette certitude
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