Naissance de notre force
toits. Nous voici seuls, deux camarades, parmi ces
quatre millions d’hommes. Le café noir fume dans des bols. Nous cassons la
croûte comme de bons compagnons de rencontre, sûrs l’un de l’autre, au bord d’une
route. La vie est cette route : et la guerre y chemine poussant vers les
ténèbres des légions grises.
Broux, récupéré, s’échappe deux fois par semaine du camp de
Vincennes. Il parle des hommes avec désespoir. « Quelle collection d’abrutis ! »
et de sa vie de soldat avec un écœurement résigné. L’art de vivre consiste à
penser. Il y a de bons moments : c’est quand on peut, un livre à la main, s’étendre
pour une heure dans l’herbe…
Les copains ? Les noms et les visages apparaissent dans
nos mémoires sur un écran. En prison. Cet autre aussi en prison. Déserteur, peut-être,
disparu. Mobilisé. Au front. Beaucoup sont au front. Plusieurs sont morts, héros
malgré eux, sans croire en rien, pleins d’une désolation impuissante. Quelques-uns
s’y font. D’anciens faux-monnayeurs ont la croix de guerre… « Nous »
n’existons pas. On gagne bien dans les usines ; les femmes s’amusent avec
tous les soldats du monde. Rien à faire. Rien.
– Non, vrai, vous avez cru prendre la ville ? Vrai
de vrai ? Tu ne te moques pas un peu de moi ?
Ici, quelques libertaires, quelques syndicalistes, des
humanitaires… Un Liebknecht en Allemagne, un Liebknecht sur des millions d’hommes,
avec sa tête à lunettes, traînant la brouette des travaux publics. Un Adler
dans les prisons d’Autriche, seul comme Don Quichotte coffré pour avoir chargé
les moulins à vent…
– Et les Russes, qu’en fais-tu ? Ce torrent ?
Cronstadt mutiné ?
Broux hoche la tête. Ils seront matés. Comment ne
seraient-ils pas matés ?
Nous fumons accoudés à la fenêtre. La nuit vient pareille à
une nappe de gaz bleue. Suffocation des bruits, résistance pointue des lumières.
Des lampes s’allument dans les mansardes. Une suspension éclaire, derrière des
géraniums, le souper d’une famille. Des marmots mangent calmement la soupe. Ils
ignorent que le monde est en péril. Une étoile au ciel se détache de la
constellation d’Andromède et descend lentement vers l’horizon, carlingue d’acier
portant deux veilleurs pareils à nous, armés d’une mitrailleuse. Ils voient se
dérouler la Seine, anguille bleue aux écailles brillantes couchée entre les
maçonneries rectilignes.
Attendons, attendons l’avenir, dussions-nous ne pas le voir.
J’arrive d’un pays où la flamme couve sous la cendre et monte déjà, par
instants. Je vais vers un pays incendié : c’était, hier encore, la terre
de la plus grande passivité. Tout n’est pas perdu, puisque nous sommes là, toi
et moi, avec nos certitudes, même quand nous sommes près de désespérer. Es-tu
bien sûr que les deux hommes, là-haut, dans leur étoile de mort n’aient pas la
même espérance que nous ? Sais-tu combien d’hommes ce soir, dans les
tranchées, veulent confusément ce que nous voulons ? S’ils pouvaient tout
à coup se lever, quelle clameur !
19. Paris.
Un grand vide rectangulaire décèle, sur la tapisserie de
cette antichambre de légation, la place d’un portrait d’Empereur. Je pense un
moment à cette toile tournée contre le mur, quelque part sous les combles, dans
un cabinet de débarras, entre des porte-parapluies démodés et des paravents
troués. Deux colonels causent à voix basse sous la tapisserie dégarnie. Le
voyage de cette toile, par l’escalier de service, risque fort de troubler leurs
destins. De jeunes officiers haut-bottés se saluent avec de parfaites
inflexions du buste en joignant les talons : magnifique souplesse de ces
échines vigoureuses. Rubans de Saint-Georges, cigarettes tenues entre des
doigts fins, incidences aiguës des regards dédaigneux coulés vers notre angle. Que
faisons-nous là, en effet, moi, typographe endimanché et mon voisin qui s’est
présenté sans façon : « Fleischmann. Et vous ? » Plus que
râpé, Fleischmann : miteux et, pour un peu, calamiteux. Mais, grâce au
vieux ressort d’acier qu’il porte quelque part au lieu du viscère sentimental, ce
peu fait justement défaut. Le veston qui fut gris, de bonne confection, il y a
quatre ans, n’a plus ni forme ni coupe. Une poche s’arrondit sous une demi-tête
de hollande, facile à identifier. L’autre se gonfle en carré sur un livre, marqué
de plusieurs signets, marqués
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