[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
frontières. Mais il faut se battre avec les forces dont on dispose, puisque l’Europe veut la France à genoux .
Il dit à Bertrand, assis en face de lui, qu’on passera la Sambre à Charleroi, puis qu’on marchera vers le carrefour des Quatre-Bras, où se croisent les routes de Namur à Nivelles, de Charleroi à Bruxelles. Celui qui tient les Quatre-Bras tient la Belgique.
Vite, allons.
Tout à coup, un cahot quand la voiture s’ébranle. Il baisse la tête, ferme les yeux. Une douleur lui déchire le ventre. Puis il semble qu’un sang noir épais, brûlant, lourd se répand dans le bas de son corps, enfle les veines, près d’éclater. Il a le sentiment humiliant et obsédant, épuisant, qu’au lieu d’urine et de merde c’est le sang qui va jaillir de lui.
Il étouffe un cri de douleur.
La voiture brinquebale sur les pavés, franchit les ornières que la pluie a creusées. Et la douleur s’incruste, rayonne. Il soupire. Il faut qu’il la contienne, qu’elle ne l’envahisse pas.
Il arrive à Laon le lundi 12 juin 1815 à midi.
Des cartes ! Des états d’effectifs !
Il veut étudier, enquêter. Que fait Soult, major général ? Que fait Davout, ministre de la Guerre ?
« Je ne trouve ni à Laon ni à Soissons, dicte-t-il, les approvisionnements que l’on m’avait promis pour l’armée. »
Les aides de camp apportent les dépêches. Il les parcourt. Les troupes avancent trop lentement. Il sort sur le seuil. Cette cohue de fantassins, de caissons d’artillerie, de fourgons, de bagages, c’est son armée ! Les hommes sont déjà harassés. Les sacs sont lourds, chargés de quatre jours de pain et de toutes les cartouches nécessaires, car il n’y a pas suffisamment de voitures pour transporter les munitions.
Il se tient un instant sur le bord de la route. Les soldats le reconnaissent. Ils crient, brandissent leurs chapeaux.
C’est une armée française, celle-là. Les Belges, les Hollandais, tous ceux qui m’avaient suivi, acclamé à Amsterdam ou à Anvers, sont maintenant aux côtés de Wellington et de Blücher. L’Europe est contre moi. Comme elle était tout entière contre la Convention .
Il commence à dicter la proclamation qu’il veut adresser à ces soldats de tous âges. Il la datera du 14 juin.
« Soldats, c’est aujourd’hui l’anniversaire de Marengo et de Friedland, qui décidèrent deux fois du destin de l’Europe. Alors, après Austerlitz, comme après Wagram, nous fûmes trop généreux. Nous crûmes aux protestations et aux serments des princes que nous laissâmes sur le trône. Aujourd’hui, cependant, coalisés contre nous, ils en veulent à l’indépendance et aux droits les plus sacrés de la France… Un moment de prospérité les aveugle ! S’ils entrent en France, ils y trouveront leur tombeau. »
Il laisse tomber le menton sur la poitrine.
Que cette bataille m’ensevelisse si je la perds .
« Soldats, reprend-il, nous avons des marches forcées à faire, des batailles à livrer, des périls à courir, mais avec de la constance, la victoire sera à nous : les droits, l’honneur de la patrie seront reconquis. Pour tout Français qui a du coeur, le moment est arrivé de vaincre ou de périr. »
Il repart pour Avesnes, Beaumont, Charleroi. La pluie tombe en brutales averses où la voiture s’enlise. Il fait lourd, étouffant, et parfois il y a un souffle froid qui porte la pluie par rafales.
Il monte à cheval. Chaque coup de sabot sur le sol est douloureux, résonne lourdement dans le bas-ventre.
Ne rien sentir de cela.
Il s’arrête au pied d’un moulin entre Charleroi et Fleurus. Le ciel s’est dégagé. Il monte lentement dans la construction. Au loin, il aperçoit les coulées sombres de l’armée prussienne de von Zeiten. C’est elle que l’on attaquera demain 16 juin.
Il marche lentement. Les pieds s’accrochent au sol boueux. Chaque mouvement est douloureux.
Maudit soit ce corps .
Il soupire malgré lui. Il voit cette maison, un cabaret qui s’élève sur le bord de la route et d’où l’on domine la vallée de la Sambre. C’est le cabaret de Bellevue. Il reste un instant debout. Les troupes passent devant lui, levant leurs fusils, criant : « Vive l’Empereur. »
Il voit la chaise que La Bédoyère vient d’apporter. Il s’y laisse tomber. Il regarde ces hommes défiler devant lui, puis leurs visages s’effacent, les cris s’éloignent.
Il se réveille. Les troupes passent toujours. Il
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