[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
hommes, et nous huit mille cinq cents .
Il parcourt le champ de bataille. Les blessés et les morts sont mêlés dans Ligny incendié. Les corps sont enchevêtrés, Prussiens et Français. On s’est battu à la baïonnette et même à coups de crosse.
L’église de Ligny a changé plusieurs fois de main. Victoire. Mais Blücher recule en bon ordre.
Que fait Ney ? Pourquoi Drouet et tout son corps de troupe de plus de six mille hommes vont-ils d’un point à un autre sans combattre, de Ney à moi, de moi à Ney ? Que sont ces ordres mal transmis, inexécutés ?
Il interpelle Ney.
— Pourquoi tant d’incertitudes, tant de lenteurs ? Vous venez de perdre trois heures ! lui lance-t-il.
Les Anglais sont maintenant retranchés et tiennent les Quatre-Bras, alors que Ney aurait pu les bousculer il y a quelques heures.
Il faut attaquer, briser cette résistance. Il dit à Grouchy :
— Pendant que je vais marcher aux Anglais, vous allez vous mettre à la poursuite des Prussiens.
Il avance sous la pluie. Les boulets commencent à tomber. Une batterie ennemie a dû le repérer, le prendre pour cible. Mais il ne galope pas. Il progresse à son pas. Ces explosions proches, ces jets de pierres et d’éclats repoussent la douleur qui le ronge et qui, dès que le bombardement cesse, qu’il met pied à terre, revient, sourde, lancinante, percée de brefs éclats aigus.
Tout à coup, c’est l’orage. Une pluie diluvienne qui noie l’horizon. Il sent l’eau qui traverse sa redingote, entre dans ses bottes, glisse le long de sa peau.
Un aide de camp rapporte que les Anglais abandonnent les Quatre-Bras en se battant pied à pied. En avant ! Il galope à la tête des escadrons de la Garde. Il oublie son corps. L’averse fouette, les balles et les boulets des compagnies anglaises qui se replient sifflent.
Il donne un coup de reins, il enfonce les éperons. Il n’est plus qu’une volonté : atteindre sur les hauteurs cette construction qu’il a repérée sur les cartes, le cabaret de la Belle Alliance.
Il s’y arrête, fait quelques pas le long de la route de Bruxelles. En face, de l’autre côté d’une vallée mamelonnée, pleine de bouquets d’arbres et de haies, s’élèvent les pentes du plateau Saint-Jean. Il voit malgré la pluie qui continue de tomber les troupes anglaises qui s’y fortifient. Il ne les a pas détruites. Il ne s’est pas vraiment enfoncé comme un coin entre Wellington et Blücher. Il faut que Grouchy repousse les Prussiens. Et lui, demain, brisera les Anglais.
On tire encore. Il s’éloigne lentement. Indifférent. Mourir ici ? Pourquoi pas ? Il repart, remontant les flots des troupes qui marchent sur le plateau Saint-Jean. Il dévisage ces soldats harassés, boueux, qui lèvent encore leurs fusils « Vive l’Empereur ! » crient-ils.
Il détourne la tête. Il grelotte.
Il fait allumer un grand feu dans la ferme du Caillou, afin de se sécher. Mais alors, tout son corps lui fait mal. Il ressort à pied. Être à cheval est trop douloureux. Il marche lentement dans la boue jusqu’aux avant-postes.
La fatigue. La douleur. La détermination.
Il rentre à la ferme du Caillou. Mais comment dormir dans cette nuit d’attente ?
Il ressort. La pluie a cessé. Les feux de bivouac des Anglais forment une ligne brillante tout au long du rebord du plateau Saint-Jean.
Demain…
Il retrouve la ferme du Caillou à une heure du matin, ce dimanche 18 juin 1815.
Il dicte d’une voix ferme :
« Messieurs les commandants de corps d’armée rallieront leurs troupes, feront mettre les armes en état et permettront que les soldats fassent la soupe afin qu’à neuf heures précises chaque corps d’armée soit prêt et puisse être en bataille avec son artillerie et ses ambulances.
« L’Empereur ordonne que l’armée soit prête à attaquer à neuf heures du matin. »
30.
Il s’est assis sur le lit de camp qu’on a dressé dans une petite pièce au rez-de-chaussée de la ferme du Caillou. Il ne pense même pas à s’allonger. Il ne pourra pas dormir, il le sait. Il se lève, va jusqu’à l’étroite fenêtre, puis traverse les pièces du rez-de-chaussée remplies d’officiers qui somnolent sur des bottes de paille.
Par la porte ouverte, il entend la pluie qui continue de tomber. Il sent l’odeur de la boue, de cette terre détrempée. Il va jusqu’au seuil. Au loin, on entend les tambours battre la diane. Des feux de bivouac brûlent en vacillant
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