[Napoléon 4] L'immortel de Sainte-Hélène
sous l’averse. Il ne fait pas froid, mais il grelotte. Il voit des soldats qui passent, vêtements trempés, armes mouillées, corps comme affaissés, épuisés par la fatigue et la nuit passée sous l’orage.
Il reste là. Il ne peut détacher ses yeux de ce crépuscule sombre qui se dessine. Il regarde vers le mont Saint-Jean. Les Anglais sont là-bas, au sommet des pentes, qu’il faudra gravir sous leur mitraille. Et avant de parvenir jusqu’au rebord du plateau, il faudra enlever ces bâtiments qu’ils ont dû fortifier, le château Hougoumont, sur leur droite, la ferme de la Haie-Sainte au centre, la ferme Papelotte plus à leur gauche.
Il respire mal, comme si sa poitrine était écrasée.
Voilà plusieurs jours déjà que les douleurs le tenaillent. Et pourtant il faut tirer de soi de l’énergie pour cette journée.
Il n’a plus besoin de regarder les cartes.
Dans ma tête, tout est clair, simple. La première attaque sera portée sur la droite de Wellington, sur le château Hougoumont. Wellington dégarnira en partie son centre pour faire face à la menace. J’attaquerai le centre, dans le secteur de la ferme de la Haie-Sainte et de la ferme Papelotte. Puis Grouchy et son corps d’armée que j’ai fait rappeler tomberont sur la gauche de Wellington .
Il a devant ses yeux les moments de la bataille, jusqu’au dénouement. Il marchera vers le village de Waterloo, qui se trouve sur le plateau, au-delà de la ferme du mont Saint-Jean. Puis il lancera ses troupes sur Bruxelles. Après…
Il ne sait toujours pas. Et ce vide, ce noir sont comme une marée, qui remonte, recouvre toutes les phases de la bataille jusqu’à effacer la certitude de la victoire qu’il s’efforce d’enraciner en lui, et qui est engloutie.
Il ne sait plus. Il voudrait étouffer cette pensée qui l’envahit comme un mouvement instinctif de l’esprit :
L’issue sera malheureuse. Tu ne peux pas vaincre une nouvelle fois. Ils ne sont plus là, Berthier, Lannes, Bessières, Duroc, pour exécuter tes ordres, développer ta propre pensée. Les ennemis sont trop nombreux : même si tu l’emportes, tu perdras après .
Il ne veut pas entendre. Les tambours roulent. Il faut vaincre ou périr. Il regarde le ciel à l’est. Le temps s’éclaircit. La pluie s’est arrêtée. Il rentre dans la ferme. Les généraux se rassemblent autour de lui.
Drouot murmure :
— On ne peut engager une bataille ce matin. L’artillerie s’embourbera.
Le général Reille hoche la tête :
— L’infanterie anglaise est inexpugnable en raison de sa ténacité calme et de la supériorité de son tir, ajoute-t-il. Avant de l’aborder à la baïonnette, on peut s’attendre à ce que la moitié des assaillants soient abattus. Mais si l’on ne peut la vaincre par une attaque directe, on peut le faire par des manoeuvres.
Napoléon écoute. Les tambours roulent. Les armées sont en place.
— Je sais, dit-il. Les Anglais sont difficiles à battre en position, aussi vais-je manoeuvrer.
Il dévisage les officiers. Il lit sur eux la même inquiétude et la même angoisse, la même incertitude que celles qu’il porte en lui. Ils sont son miroir.
— Nous avons quatre-vingt-dix chances pour nous, lance-t-il avant de sortir. Je vous dis que Wellington est un mauvais général, que les Anglais sont de mauvaises troupes et que ce sera l’affaire d’un déjeuner.
Il ferme les yeux, car le soleil l’aveugle maintenant. Il brûle, faisant battre le sang plus fort, comme s’il faisait jaillir tout à coup la fatigue.
Napoléon monte à cheval. Il galope jusqu’aux avant-postes. On ne tire pas encore. Il s’arrête sur une butte, au sommet de laquelle est bâtie la ferme Rossomme. Il peut voir une large partie de cette vallée qui s’évase entre les deux plateaux, celui de Saint-Jean au nord, où il distingue parfois les tuniques rouges des fantassins anglais, et celui de la Belle-Alliance, où les Français sont en train de se ranger en bataillons.
Il se tourne vers Soult. Il dicte un nouveau message pour Grouchy : « Sa Majesté désire que vous dirigiez vos mouvements afin de vous rapprocher de nous. »
Puis il demande à ce que l’on dresse son lit de camp, ici, dans cette ferme. Il veut essayer de dormir une heure.
Il se réveille après quelques minutes. Les tambours roulent. L’armée défile en direction de la ferme de la Belle-Alliance, située à environ un kilomètre et demi au nord de la ferme du
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