Napoléon
pour revivre la bataille, mais à gauche du village, à six ou sept cents mètres de la route. D’ici, après la vallée de la Kolocza, on voit se profiler la colline de Kourganskaïa. C’est sur elle, au centre même du dispositif russe, que Koutouzov, adoptant l’idée du colonel Toll, a fait construire un fortin – la Grande Redoute – occupée par les terribles batteries du général Raïevski, une redoute dont on devine encore parfaitement l’emplacement. Plus à gauche, on aperçoit un hameau formé d’une douzaine d’isbas : le village de Semenovskaïa qui a donné son nom à un petit affluent de la Kolocza, serpentant à ses pieds dans une faille escarpée du terrain. Toujours plus à gauche un triple ouvrage défensif, les Trois Flèches dont l’une d’elles demeure presque intacte, avec sa courtine, son escarpe, ses traverses et même ses embrasures destinées aux canons.
À quinze cents mètres en avant des redoutes de Bagration, on voit également, coiffant une butte, le tracé de la redoute de Schvardino, position fort avancée du dispositif russe. C’est cette position que, le 5 septembre 1812, Napoléon donne l’ordre au général Compans d’enlever à l’ennemi.
Ses défenseurs accueillent les Français par des hourrahs. Pas un ne recule sous la terrible charge. Les artilleurs se font tuer au pied même de leurs pièces. L’opération coûte cinq mille hommes à l’Empereur qui installe son poste de commandement en haut de l’ouvrage. « Nous passâmes la nuit en carré, nous dit le sergent Corniquet, les quatre bouches à feu aux quatre coins, le premier rang veillait une heure debout pendant que le second et le troisième étaient assis sur les sacs... » Napoléon s’est retiré sous sa tente, à deux pas de l’ouvrage. Il se réjouit d’avoir pu enlever ce « beau mamelon » dès son arrivée. La « position couvre tout » et, selon son expression, il va pouvoir attaquer le champ de bataille en le prenant « par les cornes. »
Lorsqu’il se réveille, à l’aube du 6, il est fort satisfait d’apprendre que l’armée russe occupe bien ses retranchements. Comme la veille, les baïonnettes brillent sur les collines. On l’entend répéter presque avec gourmandise :
— J’ai besoin d’une grande bataille !
Cette fois, il n’y a plus à craindre que l’ennemi se dérobe. C’est « une joie générale » – le mot est de Ségur – alors que demain combien survivront parmi tous ces combattants venus à pied de France, des Pays-Bas, d’Allemagne ou d’Italie ! De l’autre côté, même enthousiasme. On travaille toujours avec ardeur et passion – pour ne pas dire avec amour – afin de fortifier la Grande Redoute.
— Comme l’espace ouvert devant nous peut être facilement attaqué par la cavalerie, constate le général Raïevski, le chef des pionniers m’a conseillé d’étendre devant la batterie, sur une étendue de cent cinquante mètres, une chaîne de pièges à loup, ce qui a été fait. Maintenant, il nous reste l’essentiel : attendre l’ennemi.
L’attente, cette oppressante veillée d’armes, va se prolonger durant toute la journée. De « l’autre côté », les popes – en ce dimanche 6 septembre – la croix à la main, entourent l’icône de la Vierge Sainte, emportée le 17 août de Smolensk. Pendant ce temps, Napoléon dresse ses plans : demain, dès l’aube, avec les troupes commandées par Eugène, il simulera une attaque en force contre la droite russe, c’est-à-dire le village de Borodino. Il s’agit là d’un piège : le vice-roi d’Italie devra s’arrêter dès qu’il aura atteint une position permettant à ses batteries de pilonner, à sa droite, la Grande Redoute. C’est contre cette puissante fortification de l’ennemi que de tous les côtés et sur un terrain plus accidenté qu’on l’a dit jusqu’ici, se succéderont les charges de cavalerie. On devra essayer, par ailleurs, de tourner par les bois la gauche russe – les Trois Flèches –, ce sera le rôle dévolu à Poniatowski.
En regagnant son quartier général, situé à trois kilomètres en arrière de Borodino, Napoléon sent qu’il a pris froid et frissonne un peu... Mais l’Empereur trouve dans sa tente une caisse contenant le portrait du roi de Rome par Gérard, que Bausset vient d’apporter de Paris, et il oublie sa fièvre. Pendant que devant lui se déballe la toile, il ne dissimule pas son impatience. Dès qu’il peut
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