Napoléon
enfin regarder le tableau, il déclare que c’est « un chef-d’oeuvre ».
— Mon fils est le plus bel enfant de France, dit-il à Rapp.
Toute la journée, le portrait demeure sur une chaise.
— Messieurs, déclare-t-il à ses officiers venus aux ordres, si mon fils avait quinze ans, croyez qu’il serait ici autrement qu’en peinture.
Dans la soirée, les grenadiers de la Garde défilent devant le roi de Rome. Avant de parcourir les bivouacs, comme il a l’habitude de le faire à la veille d’un combat, Napoléon regarde une dernière fois le portrait de son fils et ordonne :
— Retirez-le : il voit de trop bonne heure un champ de bataille.
De plus en plus fiévreux et enrhumé, il appelle son médecin :
— Eh bien, docteur, lui dit-il, vous le voyez, je me fais vieux ; mes jambes enflent, j’urine à peine. C’est sans doute l’humidité des bivouacs, car je ne vis que par la peau.
Quelques instants plus tard, il se tourne vers Rapp.
— Eh bien, lui demande-t-il, crois-tu que nous ferons de bonnes affaires aujourd’hui ?
— Il n’y a pas de doute, sire. Nous avons épuisé toutes nos ressources, nous sommes forcés de vaincre.
— La fortune est une grande courtisane ! Je l’ai souvent dit et je commence à l’éprouver.
Il fait encore nuit, mais la diane a sonné et les capitaines lisent à leurs troupes les proclamations datées de deux heures du matin : « Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire dépend de vous : elle nous est nécessaire. Elle nous donnera l’abondance, de bons quartiers d’hiver et un prompt retour dans la patrie ! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à « Vitebsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de vous : Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou ! »
Cent trente mille hommes écoutent « dans le plus profond silence, le plus profond recueillement ». Puis c’est la classique distribution de schnick.
Au même instant, on lit « à ceux d’en face » les paroles que Koutouzov adresse à ses hommes : « Soldats, faites votre devoir. Pensez au sacrifice de vos villes en flammes, de vos enfants qui implorent votre protection. Pensez à votre souverain qui voit en vous la source de sa puissance, et demain, avant le coucher du soleil, vous aurez marqué votre foi et votre fidélité au monarque et au pays par le sang de l’agresseur ! »
Napoléon ne parvient pas à commander au sommeil. Sans cesse il se relève pour aller constater par lui-même que les feux de Koutouzov trouent toujours l’obscurité. Cette fois l’armée russe n’a nullement l’intention de lever le camp ! L’Empereur se frotte les mains. Il battra Koutouzov, même en ne faisant pas donner la Garde !
— Il me restera quatre-vingt mille hommes, j’en perdrai vingt mille et j’entrerai à Moscou avec soixante. Là-bas les traînards et les bataillons de réserve nous rejoindront et nous serons plus forts qu’avant la bataille. » Une dernière fois – il est alors cinq heures du matin –, il sort de sa tente et un simple coup d’oeil lui apporte la certitude que les Russes occupent leurs positions.
— Enfin nous les tenons. En avant ! Ouvrons les portes de Moscou !
Il saute à cheval – un cheval allemand baptisé Lutzelberg – et se rend à la redoute conquise l’avant-veille. Deux autres chevaux – l’Émir et le Courtois – seront montés quelques instants par lui au cours de cette terrible journée, mais il ne quittera cependant pas la position de Schvardino. À cinq heures et demie, il s’avance maintenant un peu au-delà de la redoute et s’assied sur le gazon, à l’emplacement où sera élevé en 1912 le monument français – un aigle perché sur une colonne commémorative. Le champ de bataille est d’ailleurs truffé de petits monuments rappelant que le sang a coulé ici d’atroce façon en 1812 et qu’il devait encore couler en octobre et en novembre 1941, lors de l’avance allemande sur Moscou.
Sous les yeux de Napoléon, se déploie un terrain coupé de bouleaux et de boqueteaux. L’horizon est fermé par les Trois Flèches. L’emplacement choisi n’est guère excellent : un petit bois empêche l’Empereur de voir la Grande Redoute et la droite russe. L’ennemi est à quinze cents mètres. La vieille Garde, commandée par Lefebvre, se
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