Napoléon
deux cavaleries se mêlent en un prodigieux mouvement de flux et de reflux. Plus à droite, la Grande Redoute de Raïevski disparaît sous la fumée de l’effroyable duel d’artillerie. Les batteries du vice-roi Eugène, qui, rappelons-le, tient en contrebas l’extrême gauche française, convergent, elles aussi, leur feu sur la Grande Redoute qui est enfin occupée par Morand. La division Raïevski recule vers le ravin de la Kolocza. Elle pourrait être prise comme dans un étau si Murat avait suffisamment de monde sous la main. Pendant une éclaircie, il aperçoit près de lui Montesquiou et hurle avec son accent gascon :
— Dites à l’Empereur qu’il m’envoie des réserves s’il en a encore !
Et Napoléon ?
Monté sur son cheval blanc, il s’est avancé jusqu’au bord d’une ravine. Là, il a pu mieux se rendre compte de ce qu’allait devenir la bataille, alors qu’en retrait, derrière les Trois Flèches qui ont changé de maître, l’aile gauche russe, véritable membre mort, s’est formée en carrés, alors que l’on se bat sur les pentes du mont Kourganskaïa, alors que la Grande Redoute va être reprise par l’ennemi, alors que les Italiens d’Eugène vont avoir à supporter une violente contre-attaque menée par les cosaques de Platov et la cavalerie d’Ouvarov.
Napoléon revient maintenant vers le pied de la redoute de Schvardino, descend de cheval et demeure étrangement passif. Est-ce son état de santé qui le rend soumis et résigné à sa destinée ? Et pourtant, partout, sur le vaste champ de bataille, le sang de ses soldats, des survivants de la Grande Armée, coule... Il s’assied ou se promène lentement devant la redoute. Les lourds boulets russes passent au-dessus de lui. Certains roulent jusqu’à ses pieds et il les repousse « comme des pierres qui gênent au cours d’une promenade ». Il suit avec sa lunette la bataille. Ceux qui ne savent pas qu’il souffre, qu’il est réellement malade ce jour-là, s’étonnent de voir l’Empereur ne plus faire le général, ne plus électriser les combats par sa présence. Sans cesse, on vient lui annoncer la mort de ses meilleurs généraux. Douze généraux tués ! Trente-sept gravement atteints ! Il fait alors un geste de douloureuse résignation.
La mêlée est indescriptible. Von Leissnig, des dragons de Saxe, au service de Napoléon, racontera les nouvelles attaques menées contre la Grande Redoute, que Barclay a maintenant reprise et où il s’est réinstallé solidement ! « Une fumée dense, épaisse, recouvrit alors tout l’espace entre nous et les Russes : on ne voyait, dans l’obscurité que les éclairs des coups de canon. On aurait dit que l’enfer ouvrait ses portes et nous plongeait dans l’obscurité du chaos : les sabres eux-mêmes émettaient une lumière falote... »
Sans cesse, maréchaux, généraux, aides de camp supplient l’Empereur de faire donner la Garde « pour en finir ». Chaque fois il secoue la tête, chaque fois il répond :
— La journée sera longue, il faut savoir attendre... Le temps entre dans tout, c’est l’élément dont toutes choses se composent... Rien n’est débrouillé !
Rapp, tout ensanglanté – il a quatre balles dans le corps, un biscaïen l’a frappé à la hanche et jeté au bas de son cheval – est porté près de son maître.
— Alors, Rapp, que fait-on là-haut ? lui demande-t-il.
— Il faudrait la Garde pour achever.
— Non, je m’en garderai bien ! Je ne veux pas la faire démolir, je gagnerai la bataille sans elle.
— Sire, supplie Daru de son côté, on s’écrie de toutes parts que l’instant de faire donner la Garde est venu...
— Et s’il y a une deuxième bataille demain, riposte l’Empereur, avec quoi la livrerai-je ?
On espère cependant qu’il va se réveiller, céder aux supplications et lancer l’ordre célèbre :
— Faites donner la Garde !
Quelques murmures se font entendre près de lui. Il les fait taire :
— Nous sommes à huit cents lieues de Paris et aux portes de Moscou.
Enfin, son regard s’anime... Mais il se contente d’envoyer vers la fournaise soixante pièces de l’artillerie de la Garde.
Il refusera ainsi jusqu’à la fin de voir ses chers grognards s’enfoncer dans l’épouvantable mêlée – et pourtant les Trois Flèches manquent d’être reprises par les Russes. Ney et Murat s’y maintiennent grâce à la division Friant qui n’a pas encore combattu et
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