Napoléon
encore de cent trente mille hommes le matin de ce lundi 7 septembre, n’en compte maintenant qu’un peu plus de cent mille ! Les survivants ont faim, soif et frissonnent de froid. Vers chaque bivouac trouant les ténèbres, les blessés, les agonisants se meuvent dans l’ombre, rampant, semblables à des spectres. « J’en vois un, entre autres, raconte le capitaine François, qui s’est traîné sur le bord de la route ; sa jambe, fracturée, est attachée avec des chiffons ; la moitié de son corps est dans le ventre d’un cheval dont il dévore la chair comme un chien. Ce malheureux ne se retire qu’en entendant le bruit de nos pas. »
Le lendemain, Napoléon traçait ces lignes destinées à Marie-Louise : « Ma bonne amie, je t’écris sur le champ de bataille de Borodino. J’ai battu hier les Russes... » Au même moment, Koutouzov écrivait à sa femme : « Je me porte bien, mon amie, et je ne suis pas battu : j’ai gagné la bataille. »
La victoire russe de la Moskova ? Une « victoire morale » peut-être. Comme l’a fort bien dit l’historien soviétique Tarlé : « L’armée russe dont la moitié était tombée sur le champ de Borodino, ne se reconnaissait pas vaincue. Le peuple russe ne se sentait pas vaincu non plus, et sa mémoire garda le souvenir de Borodino, non pas comme d’une défaite, mais comme de la preuve de sa résistance contre la plus redoutable des atteintes à son indépendance nationale. »
Certains considèrent encore aujourd’hui que Borodino fut une victoire. « Le champ de bataille fut gagné par les Russes », précise même le texte remis aux nombreux visiteurs du Panorama de Borodino que l’on peut voir avenue Koutouzov à Moscou. Sans doute, les canons s’étant tus, les survivants russes bivouaquent-ils cette première nuit, dans la plaine, derrière les collines qui ont marqué leurs défenses avancées, mais les Français, en attendant de voir s’ouvrir devant eux la route de Moscou – indéniable conséquence de leur victoire – occupent Borodino, Semenovskaïa et les redoutes. D’ailleurs, le lendemain, à dix heures du matin, les Russes tournent le dos au champ de bataille et battent en retraite vers Mojaïsk.
Quel champ de bataille que cette vallée du massacre, selon l’expression de Tarlé ! Les rescapés de la tuerie, les vêtements noirs de poudre et souillés de sang, déchaussent les cadavres et les fouillent pour trouver un peu de subsistance, tandis que des blessés « rampent par milliers aux abords de la route ».
Vers neuf heures du matin – le 8 septembre – par un temps clair et froid, l’Empereur enfourche Tauris et regarde le spectacle.
« Je le vis faire approcher un des officiers de sa suite et lui parler, nous rapporte le capitaine Brandt. Aussitôt cet officier entra dans la redoute avec des chasseurs qu’il disposa en carré, de manière à circonscrire un certain espace dans lequel on compta les morts. La même manoeuvre fut répétée sur différents points, et je compris qu’on avait voulu, par cette sorte d’opération mathématique, se rendre compte approximativement du nombre des victimes. Pendant ce temps, la physionomie de l’Empereur demeura impassible, seulement il était très pâle... »
Peut-on appeler une telle boucherie une victoire ?
Au tour de Koutouzov de se poser la question : Que faire ? Avec cinquante mille hommes, la moitié de ce qu’il possédait la veille, impossible de reprendre le combat. Le prince ordonne donc la retraite et, quatre jours plus tard, vient prendre position aux portes de Moscou. Le maréchal – à la suite de la « victoire » de Borodino, le tsar lui a donné ce titre – s’est assis dans l’isba du paysan Sevastianov, au village de Fili {19} , lorsqu’on vient lui annoncer l’approche des avant-gardes françaises. Les généraux Barclay de Tolly, Bennigsen, Platov et Ouvarov l’entourent et donnent leur sentiment. Pour certains la bataille n’a été décisive pour aucune des deux armées.
Si l’on abandonne la Ville Sainte, comment serait-il possible de faire croire encore à une défaite française ? Koutouzov tranche la question en prononçant lentement ces mots en français :
— Vous craignez la retraite par Moscou et moi je la considère comme une Providence, car cela sauve l’armée. Napoléon est comme un torrent que nous ne pouvons pas encore arrêter. Moscou sera l’éponge qui l’absorbera.
Un lourd silence
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