Napoléon
s’appesantit sur l’isba, et le maréchal conclut :
— Quoi qu’il arrive, j’en prends sur moi la responsabilité devant l’Empereur, la patrie et l’armée.
Koutouzov passe cette nuit-là dans la pauvre isba de Fili, et au cours de la nuit, on l’entend sangloter.
Le lendemain, 14 septembre, les survivants russes de Borodino traversent la ville. « La marche de l’armée, dira un témoin, avait plutôt l’air d’une pompe funèbre que d’une marche militaire... Des officiers et des soldats pleuraient de rage et de désespoir. » Onvoit deux bataillons sortir du Kremlin musique en tête. Un colonel les précédé, caracolant noblement.
— Quelle est la canaille qui vous a ordonné de jouer de la musique ? lui demande le général Miloradovitch, commandant l’arrière-garde.
— Selon le code militaire de Pierre le Grand, répond le colonel, la garnison doit abandonner la forteresse au son de la musique.
— Est-ce que le code militaire de Pierre le Grand prévoit la reddition de Moscou ?
Et c’est en silence que l’armée s’écoulera à travers la ville muette de stupeur...
Sur le pont de la Yourza, le vantard et bavard gouverneur, le comte Rostopchine, regarde le spectacle. Lui qui avait fait placarder sur les murs de la ville : « Je mets ma vie en gage que le Scélérat n’entrera point à Moscou ! » Au moment d’éperonner son cheval pour se lancer sur la route de Riazan, il crie à son fils Serge, qui vient de se battre à Borodino :
— Salue Moscou ! Dans une heure elle sera en flammes !
Déjà les Français apparaissent sur les collines qui, vers l’ouest, en demi-cercle, entourent la ville...
Autrefois, tout voyageur russe découvrant Moscou, du haut de la colline traversée par la route de Mojaïsk, se prosternait et se signait. Aussi l’endroit avait-il été baptisé Poklonnaïa, le Mont du Salut. C’est là que le samedi 14 septembre, dans l’après-midi, Napoléon «transporté de joie », s’arrête et regarde. Il a devant lui Moscou, les coupoles, les clochers bulbeux dorés ou bicolores qui brillent au soleil. Au coeur de la cité, au bord de la Moskova, il peut voir surgir les vingt tours et les murailles crénelées d’un chaud brun rouge d’un gigantesque burg enserrant toute une colline couverte de palais, de clochers et d’églises : le Kremlin – deux syllabes qui contiennent un étrange pouvoir d’évocation.
— La voilà donc, cette cité fameuse ! s’exclame-t-il. Il était temps !
Les troupes qui arrivent successivement s’arrêtent médusées, oubliant la terrible marche depuis le Niémen...
— Moscou ! Moscou !
Napoléon est entré au Caire, à Milan, à Vienne, à Venise, à Madrid, à Berlin, à Varsovie, mais jamais il n’a autant joui de son triomphe. Les souffrances de la terrible route, l’hécatombe de la Moskova sont oubliées. Que peut-il désirer de plus ? La paix ? Elle ne peut plus tarder maintenant ! Le tsar n’est-il pas mis à genoux ?
La masse des tambours de la Garde se fait entendre : c’est le signal de l’entrée dans Moscou. Musique en tête, les troupes descendent vers la cité. « L’étonnement mêlé au ravissement », raconte l’un d’eux dans une lettre que les cosaques intercepteront. Des palais, des bâtiments, non en bois, « mais en brique et de l’architecture la plus élégante et la plus moderne... » De son côté, Napoléon écrit à Marie-Louise : « Il y a mille six cents clochers et plus de mille beaux palais. »
Pas un bruit ne monte de la ville. Étonné, puis anxieux que pas un « boyard », selon son expression, ne soit venu se porter au-devant de lui, l’Empereur traverse la Moskova et s’approche de la porte de Dorogomilov. Les blanches, murailles entourant la ville ont alors déjà disparu. Un chemin a pris leur place, ce chemin devenu aujourd’hui l’ombragée Sadovoïé Koltzié. Napoléon s’arrête devant la barrière –, mais inutilement. Il n’y a personne devant lui, personne non plus dans la célèbre Arbate qui s’enfonce dans la ville, vers le Kremlin. Personne ! On lui annonce alors la surprenante nouvelle :
— Moscou est désert !
Il est stupéfait :
— Quel événement invraisemblable ! Il faut y pénétrer. Allez, et amenez-moi les boyards !
Il doit se rendre à l’évidence : les trois cent mille habitants de la capitale russe – hors une poignée de Moscovites, hors, quelques domestiques ou vagabonds,
Weitere Kostenlose Bücher