Napoléon
foyers d’incendie n’empêchent pas l’Empereur, le mardi 15, à peine le jour levé, de monter Émir, et de se diriger vers le coeur de la ville par l’Arbate, la rue habituellement la plus fréquentée de Moscou et qui, comme la veille, est désespérément vide ce matin-là... Le drapeau tricolore flotte sur le Kremlin. L’Empereur fait le tour des longues murailles en briques, construites, voilà six siècles, par le duc Daniel, pénètre dans la cité par la Koutafia, coiffée de la Tour de la Trinité, et va s’installer dans l’appartement que l’empereur Alexandre occupe lorsqu’il réside à Moscou. Des salons, des salles de fête et une chambre d’apparat dont les fenêtres donnent sur la Moskova. Le palais a été détruit quarante ans plus tard, et remplacé par celui que l’on voit aujourd’hui et qui se trouve occupé par le Soviet Suprême {20} .
— Je suis donc enfin à Moscou, éprouve-t-il le besoin de répéter. Je me trouve dans l’antique palais des Tsars, au Kremlin !...
Mais il ne peut se défendre d’un sentiment de malaise après avoir traversé ces rues aux maisons mortes, dépeuplées de leurs habitants qui ont fui, comme autrefois devant l’approche des Tartares. Caulaincourt remarquera ses traits « altérés ». Ces incendies qui s’allument sans raison apparente l’oppressent. Dédaignant la somptueuse couche des tsars, il s’étend sur son petit lit de fer, enveloppé de rideaux verts, que l’on a dressé, à chaque étape, depuis la traversée du Niémen.
Il est brusquement réveillé par son valet de chambre. Toute sa chambre se trouve éclairée par le ciel de Moscou embrasé. Les incendies se sont propagés en d’effroyables proportions. La ville entière est maintenant livrée aux flammes. Suivi de Montesquiou et de Caulaincourt, l’Empereur monte en haut de la tour d’Yvan qui se dresse juste en face du palais à facettes. La vision, du plus haut observatoire de Moscou, est dantesque. Une mer de feu couvre la capitale, une mer dont le Kremlin, tel une île encore intacte, semble être le centre. Napoléon est atterré et demeure d’abord sans voix, puis, serrant les lèvres, ses compagnons l’entendent murmurer :
— C’est inconcevable ! Les barbares, les sauvages, brûler leur ville ! Qu’est-ce que des ennemis pourraient faire de pis ? Ils se vouent aux malédictions de la postérité !
La Garde qui occupe la cité du Kremlin pourra-t-elle protéger le berceau de la ville où l’on vient d’installer un dépôt d’artillerie ? L’Empereur redescend néanmoins de la tour et, rentré dans son appartement, essaye de travailler. À chaque instant, il se lève, marche, puis se rassied brusquement. Ségur le voit durant toute cette terrible journée parcourir ses appartements d’un pas rapide. Il reprend et quitte encore son travail pour se précipiter à ses fenêtres afin de regarder les eaux de la Moskova qui roulent en reflétant les flammes et semblent un fleuve de sang :
— Quel effroyable spectacle ! Ce sont eux-mêmes ! Tant de palais ! Quelle résolution extraordinaire ! Quels hommes ! Ce sont des Scythes !
Le soir tombe, le Kremlin paraît bientôt cerné, assiégé par l’incendie. Il faut fuir ! Supplié par Eugène et Murat, l’Empereur consent enfin à donner l’ordre du départ... Léchées par les flammes, les portes de la citadelle donnant vers la ville et la place Rouge, – la Belle Place – refusent de s’ouvrir. On découvre enfin, du côté de la Moskova, une poterne qui semble aujourd’hui avoir disparu – à moins qu’il ne s’agisse tout simplement de celle flanquant la porte Borovitzkaïa qui, elle, existe toujours. Quoi qu’il en soit, appuyé au bras de Caulaincourt, Napoléon traverse sur un pont de bois la Neglinnaïa, cette petite rivière qui, telle des douves, entourait autrefois cette partie du Kremlin. L’Empereur débouche sur le quai et traverse la Moskova. Le voici dans le quartier des marchands. Son mouchoir sur la figure, il suit une rue étroite, tortueuse, et s’avance au travers du pétillement des brasiers. Autour d’eux, les poutres brûlantes croulent. Le petit groupe craint de s’être égaré. La fumée les aveugle. Un guide s’offre à les conduire... Il se perd, lui aussi ! La ville est déjà méconnaissable. Ségur le racontera : « Nous marchions sur une terre de feu, sous un ciel de feu, entre deux murailles de feu. Une chaleur pénétrante brûlait
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