Napoléon
nos yeux, qu’il fallait cependant tenir ouverts et fixés sur le danger. Un air dévorant, des cendres étincelantes, des flammes détachées embrasaient notre respiration courte, sèche, haletante, et déjà presque suffoquée par la fumée. » Enfin le fugitif peut retrouver l’un de ses écuyers. Il monte Tauris, prend la route de Saint-Pétersbourg et va s’installer dans le disgracieux palais de Petrovsk, où Alexandre s’était reposé avant d’entrer dans la ville, la veille de son couronnement. Le château se dresse toujours coiffé de sa coupole orientale, orné de ses hautes fenêtres cintrées, à une lieue du centre de Moscou, sur la route conduisant à l’aéroport de Cheremetievo. Il est devenu l’Académie d’Aviation, une manière d’école supérieure destinée à former les cosmonautes.
Bientôt le piquet de Garde vient reprendre son service. Bien des bonnets d’ourson sont roussis. L’état-major regarde l’épouvantable spectacle : « On voyait une ligne de feu longue de plus d’un mille ; cela ressemblait à un volcan à plusieurs cratères. » Le lendemain, la ville brûle toujours. La cité paraît une vaste trombe de feu qui s’élève en tourbillonnant jusqu’au ciel. Après un morne et long silence, on entend l’Empereur s’écrier :
— Ceci nous présage de grands malheurs ! On apporte à Napoléon l’affiche apposée par le gouverneur Rostopchine sur le poteau indiquant le chemin de son château : « J’ai embelli pendant huit ans cette campagne et j’y vivais heureux au sein de ma famille. Les habitants de cette terre, au nombre de dix-sept cent vingt, la quittent à votre approche, et moi, je mets le feu à ma maison pour qu’elle ne soit point souillée par votre présence. » L’Empereur demeure abasourdi par tant de haine.
Pendant ce temps, les soldats se précipitent au milieu de l’incendie, marchant dans le sang, foulant aux pieds des cadavres, et se livrant au plus affreux pillage. « Parfois, nous dit un rapport russe, les maraudeurs déshabillaient complètement les passants ou leur enlevaient leurs chaussures » – idée fixe pour ces malheureux venus à pied de Paris !... L’artillerie détruit à coups de canon les maisons en flammes. « Nous n’avons pas vu de femmes depuis les maîtresses de poste de la Pologne, écrit Stendhal – Henry Beyle se trouvait en effet dans les rangs napoléoniens – mais en revanche, nous sommes grands connaisseurs en incendie... »
Le 18 au matin, Napoléon, pour regagner le Kremlin, traverse la ville. Le spectacle est hideux.
— Est-ce là tout ce qui reste de la grande Moscou ? s’exclame-t-il, horrifié.
XVI
LA RETRAITE
Rien de plus difficile que dese décider.
N APOLÉON .
I L demeurait cependant encore debout presque un tiers de la ville. Mais le pillage allait détruire ce que le feu avait épargné – un pillage absurde, grotesque, démentiel ! Donnons la parole à deux témoins pris au hasard. D’abord le baron Peyrusse :« Le soldat, couvert de boue et noirci par la fumée, assis dans un fauteuil de velours cramoisi, mangeait sa soupe dans des assiettes de porcelaine et buvait dans des verres du plus beau cristal. Des forçats, des prostituées, mêlés avec nos soldats, participaient à cet affreux pillage. À chaque pas, on se voyait accosté par un soldat qui, métamorphosé en marchand, vous offrait, à vil prix, des étoffes, des châles précieux qui souvent enveloppaient de mauvaises morues ou un morceau de jambon... » Et voici ce que vit le général Fantin des Odoards : « Dans un char doré traîné par des rosses mourant de faim se pavanent des soldats gorgés dans une tenture de damas, des liquides dans de grands vases que je ne nomme pas, des pains de sucre dans une robe de bal. On voit des goujats affublés de l’habit des popes, des cantinières crottées couvertes de cachemires. Les saturnales de notre carnaval n’approchent pas de ces hideux et risibles tableaux. »
Les quelques habitants demeurés sur place errent pieds nus, le visage à demi brûlé par les flammes et pleurant comme des enfants. « Ici, l’on voyait un homme de qualité, bien vêtu, mais chaussé de souliers d’écorce, parce qu’un Français avait trouvé ses bottes à sa convenance. » D’autres Moscovites, barricadés chez eux, décident, mais en vain, de soutenir un véritable siège. Les pillards ont vite raison de leur résistance.
Ce sont les soldats
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