Napoléon
tout. » Enfin « d’une voix irritée », l’Empereur commence à parler, tout en affectant d’ignorer la présence du gouverneur et en s’adressant uniquement à l’amiral :
— Il y a deux sortes de gens que les gouvernements emploient... Ceux qu’ils estiment et ceux qu’ils méprisent. Il est de ces derniers. La place qu’on lui a donnée est celle d’un bourreau.
— Je comprends parfaitement cette sorte de tactique, constate Lowe... Tâcher de flétrir un homme par l’infamie, quand on ne peut pas l’attaquer avec d’autres armes. Je suis parfaitement indifférent à tout cela. Je n’ai pas recherché mon emploi actuel, mais lorsqu’il m’a été offert, j’ai regardé comme un devoir sacré de l’accepter.
— Ainsi, si l’on vous donnait l’ordre de m’assassiner, vous l’exécuteriez ?
— Non, Monsieur.
« Il continua ensuite de s’adresser à l’amiral, poursuit Lowe, et lui dit que j’avais rendu sa situation quarante fois pire qu’elle n’était avant mon arrivée... Il dit que je n’avais pas de sensibilité. Que les soldats du 53 e quand ils passaient près de lui le regardaient avec compassion et pleuraient. Puis, continuant, il dit à l’amiral :
— Il a retenu un livre qui m’avait été envoyé par un membre du Parlement, et puis il s’en est vanté.
— Comment ? Je m’en suis vanté !
— Oui Monsieur, vous vous en êtes vanté au gouverneur de l’île de Bourbon. Il me l’a dit. »
Le ton de la scène va encore monter.
— Mon corps est en votre pouvoir, répète une nouvelle fois l’Empereur, mais mon âme est libre. Vous me traitez comme un convict de Botany-Bay... l’Europe le saura.
Et, de nouveau, le gouverneur se défend :
— Je serai bien aise que toutes les choses relatives à ma conduite soient publiées non seulement dans les journaux anglais mais dans tous ceux du continent.
« Il se plaignit de ce que nous l’appelions « général », reprend Lowe, et dit qu’il était « empereur ». Que lorsque l’Angleterre et l’Europe n’existeraient plus et qu’on ne connaîtrait plus le nom de lord Bathurst, il serait toujours « l’Empereur ». Il m’a dit qu’il faisait tout ce qu’il pouvait pour m’éviter, et que, deux fois, il avait prétendu être dans le bain, afin de ne point me voir. »
Les trois hommes continuent à tourner autour du parterre.
— Vous voulez de l’argent, poursuit Napoléon. Je n’en ai pas, si ce n’est entre les mains de mes amis. Mais je ne puis pas envoyer de lettres. Vous n’avez jamais commandé d’armées. Vous n’étiez rien de plus que le scribe d’un état-major. Je m’étais imaginé que je serais bien chez les Anglais, mais vous n’êtes pas un Anglais.
Lowe, s’il l’osait, hausserait les épaules. Il se contente de dire :
— Vous me faites sourire, Monsieur.
— Comment !... Je vous fais sourire, Monsieur ? Je dis ce que je pense.
— Oui, Monsieur. Vous me forcez de sourire. La fausse opinion que vous avez conçue de mon caractère, et la rudesse de vos manières excitent ma pitié. Je vous souhaite le bonjour...
Sir Hudson se retourne brusquement sans saluer son prisonnier. L’amiral enlève son chapeau, s’incline et va rejoindre Lowe qui, tout en attendant son cheval, lance en regardant Bertrand :
— Le général Bonaparte m’a traité d’une manière très offensante. Je l’ai quitté assez brusquement en lui disant : « Monsieur, vous êtes malhonnête ! »
L’Empereur convint avoir fort maltraité le gouverneur.
— Je ne dois plus recevoir cet officier, conclut-il : il fait que je m’emporte, c’est au-dessous de ma dignité. Il m’échappe vis-à-vis de lui des paroles qui eussent été impardonnables aux Tuileries. Si elles peuvent avoir une excuse ici, c’est de me trouver entre ses mains et sous son pouvoir.
Comment juger le geôlier de Napoléon ? Coléreux, facilement irritable, orgueilleux, pédant, tatillon, affolé par ses responsabilités, sir Hudson Lowe fut surtout un maladroit. De l’avis même des Anglais, « il n’était pas un gentleman ! » – et c’est tout dire.
« C’est un esprit étroit, précisera M. de Balmain, le commissaire russe à Sainte-Hélène, un homme que la responsabilité dont il est chargé étouffe, fait trembler, qui s’alarme de la moindre chose, s’alambique la cervelle avec des riens, et fait avec peine, en s’agitant beaucoup, ce qu’un autre eût
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