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Un long dimanche de fiancailles

Un long dimanche de fiancailles

Titel: Un long dimanche de fiancailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sébastien Japrisot
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les jours, en fin de compte tout vous
semble pareil. J'ai repensé bien des fois, évidemment,
à ce dimanche de janvier, aux cinq condamnés dans la
neige, et je me dis moi aussi que c'était une belle saloperie,
mais je ne veux pas mentir, ce que j'en revois aujourd'hui n'est
guère plus net qu'un soir d'avril au Chemin des Dames ou la
mort de ma mère quand j'avais dix ans.
    Je
n'ai pas vu mourir votre fiancé. Je sais qu'il est tombé
quand il finissait de construire un bonhomme de neige, debout au
milieu du bled, de sa seule main gauche, dans sa capote sans boutons.
Je l'ai vu commencer ce bonhomme de neige. C'était vers dix
heures, onze heures du matin, ce dimanche, et des deux côtés,
sans se moquer de lui ou alors ce n'était pas méchant
parce que tout le monde avait compris qu'il n'avait plus sa raison,
les soldats l'encourageaient. Les Boches lui ont même lancé
une vieille pipe pour qu'il la mette au bec de son bonhomme et nous
un canotier sans ruban qu'on avait trouvé là.
    J' ai
dû partir quelque part, faire je ne sais quoi, je ne m'en
souviens plus. J'étais toujours un peu le tampon de quelqu'un,
à cette époque, et d'ailleurs ça me plaisait
parce que je n'ai jamais beaucoup aimé rester en place, c'est
d'ailleurs pourquoi on dit maintenant que je suis marié avec
ma moto, c'est vrai, elle au moins ne demande pas mieux que de vivre
avec un fils du vent.
    Quand
je suis revenu dans la tranchée, mettons vers midi, on m'a dit
qu'un biplan boche avait survolé le terrain plusieurs fois, en
mitraillant à tout va, et que le Bleuet, à découvert,
s'était fait descendre. Après, le lundi matin, quand
nous étions dans les lignes boches, à compter les morts
et les blessés, quelqu'un qui avait vu son corps dans la neige
m'a dit que la balle de la mitrailleuse l'avait attrapé en
plein dos, qu'elle l'avait tué sur le coup.
    J'ai
vu mourir Six-Sous. C'était vers neuf heures, le dimanche
matin. Il s'est mis soudain debout sur la gauche de Bingo, en criant
qu'il en avait marre et qu'il voulait pisser comme un homme, pas
comme un chien. La gangrène le bouffait depuis des heures, il
délirait lui aussi, et il titubait d'un bord à l'autre
dans la neige, la braguette ouverte, et il pissait. Alors quelqu'un
qui parlait français, dans la tranchée d'en face, nous
a crié que nous étions des porcs et des lâches
pour laisser un des nôtres comme ça. Le capitaine
Parle-Mal, chez nous, a répondu : “ Et toi connard
de choucroute, si tu es si courageux, fais connaître ton nom,
que si je te retrouve, je te fais avaler tes couilles ! Moi, c'est Favourier !”
    Et
puis, c'était le grand jour blanc, peut-être une heure
plus tard. Six-Sous allait et venait, tombant et retombant devant la
tranchée allemande, prêchant qu'il fallait tous déposer
les armes et rentrer chez nous, que la guerre était ignoble et
des choses de ce genre. Ensuite, il chantait à tue-tête Le Temps des cerises , que c'est de ce temps-là qu'il
gardait au cœur une plaie ouverte. Il ne chantait pas bien, il
était à bout de forces, mais on l'écoutait le
cœur serré, en faisant chacun ce qu'on avait à
faire, et dans les deux camps on se taisait.
    Ensuite
encore, Six-Sous s'était assis dans la neige, il prononçait
des mots qui n'avaient plus de sens, et brusquement, comme ça,
quelqu'un a tiré de la tranchée d'en face. Il était
assis devant, il a pris la balle dans la tête, il est tombé
en arrière, les bras en croix. J'étais là. Cela,
je l'ai vu de mes yeux. Pourquoi, sans plus de raison qu'une seconde
avant, on avait tiré, je n'en sais rien. Le capitaine
Favourier a dit : “Ils ont un chef de bataillon aussi
fumier que le nôtre. Et leur téléphone doit être
nase, depuis cette nuit, sinon ils n'auraient pas attendu les ordres
aussi longtemps."
    Il
faut vous dire que dans la nuit, les Boches avaient lancé des
grenades n'importe où dans le bled et qu'à la fin,
Parle-Mal en avait ras son képi, on leur avait mis quelques
bons coups de crapouillot pour les calmer. Cela aussi, il a fallu
qu'on me le raconte, parce que j'étais parti chercher la
soupe, je ne suis rentré, chargé comme un baudet, qu'au
petit matin.
    L’Eskimo,
je ne l'ai pas vu tomber, c'était tout de suite après
le passage du biplan qui a tué votre fiancé, en
éclatant son bonhomme de neige. Avant cet avion, je vous l'ai
dit, plus personne ne tirait, je pense que la mort de Six-Sous avait
écœuré même les Boches. Je me souviens
d'avoir

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