La 25ème Heure
prit la clef cachée sous la porte pour qu’il puisse entrer le matin quand il venait travailler. Il ouvrit la lourde porte de chêne, sans hâte, et pénétra dans la cour. Les chiens coururent à sa rencontre, gambadant autour de lui. Ils le connaissaient bien, car Iohann Moritz travaillait chez le prêtre Alexandru Koruga depuis six ans déjà ; tous les jours depuis six ans : il était là comme chez lui. Mais c’est aujourd’hui son dernier jour de travail. Il passerait la journée à cueillir des pommes. Puis il prendrait son dû et annoncerait au prêtre son départ. Le prêtre n’en savait encore rien.
Iohann Moritz entra dans la grange et prit les paniers qu’il déposa dans la charrette. Le prêtre sortit sur le balcon. Il ne portait qu’une chemise de toile blanche et des pantalons. Il venait de se lever. Moritz le salua en souriant. Il déposa son panier, se frotta les mains, monta sur le balcon et prit des mains du vieillard le broc rempli d’eau.
– Attendez, je vais vous en verser.
Iohann Moritz versait l’eau dans les mains du prêtre. Il regardait les doigts de ces mains, des doigts longs et fuselés – des doigts de femme à la peau blanche. Il voyait avec plaisir le vieillard se savonner la barbe, le cou, le front. À force de le regarder il en oubliait de verser l’eau. Le prêtre attendait, les mains tendues et pleines de mousse. Et Moritz se sentait coupable et rougissait.
Le prêtre Koruga était le pope du village. Il n’avait que cinquante ans, mais sa barbe et ses cheveux étaient blancs comme de l’argent. Son corps long, mince, décharné, ressemblait à celui des saints qu’on voit sur les icônes des églises orthodoxes. Un vrai corps de vieillard. Mais en rencontrant son regard, en l’entendant parler, on sentait qu’il était jeune. Dès qu’il eut fini de se laver, le prêtre essuya son visage et son cou avec une serviette de grosse toile. Moritz était debout devant lui, le broc à la main.
– Je voudrais vous parler, mon père, dit-il.
– Attends que je m’habille, répondit le prêtre. Il entra dans la maison en prenant le broc des mains de Iohann Moritz. Une fois sur le seuil il se retourna.
– Moi aussi, j’ai à te parler, lui dit-il en souriant, je t’annoncerai une chose qui te fera plaisir. Pour le moment, mets les paniers dans la charrette et attelle.
Toute la matinée, Iohann Moritz et le prêtre Koruga cueillirent des pommes et remplirent les paniers. Ils se taisaient. Lorsque le soleil toucha leurs épaules, le prêtre s’arrêta. Il étendit les bras, fatigué.
– Reposons-nous un peu !
– Reposons-nous, dit Moritz.
Ils se dirigèrent vers les sacs remplis de pommes et s’assirent dessus. Ils se taisaient. Le prêtre chercha dans ses poches le paquet de cigarettes qu’il emportait toujours pour Moritz et le lui tendit.
– Tu voulais me parler ? dit le prêtre.
– Oui, je le voulais.
Moritz alluma la cigarette. Il jeta l’allumette dans l’herbe et la vit s’éteindre. Il lui était difficile d’annoncer au prêtre son départ. Il aurait voulu attendre encore.
– Je veux d’abord t’annoncer ma nouvelle, dit le prêtre.
Moritz était content de n’avoir pas à parler le premier.
– La petite chambre près de la cuisine est vide, dit le prêtre, j’ai pensé que tu pourrais la prendre. Ma femme l’a repeinte à la chaux et a mis des petits rideaux aux fenêtres et du linge propre. Chez toi, à la maison, il n’y a quand même pas assez de place. Tes parents et toi n’avez qu’une seule chambre. Demain quand tu viendras au travail apporte tes affaires.
– Je ne viendrai pas demain.
– Alors, après-demain, dit le prêtre. Désormais la chambre est à toi.
– Je ne viendrai jamais plus, dit Moritz. Demain je pars pour l’Amérique.
– Demain ? Le prêtre écarquilla les yeux.
– Demain à l’aube.
La voix de Moritz était ferme. Mais elle était voilée de regret.
– J’ai reçu une lettre, le bateau est à Constantza et il n’y reste que trois jours.
Le prêtre savait bien que Moritz voulait aller en Amérique. Beaucoup de jeunes paysans partaient pour l’Amérique et deux, trois ans après rentraient avec de l’argent et achetaient les plus belles maisons du village et des terres. Le prêtre était content que Moritz partît. Dans quelques années, il aurait lui aussi une belle terre. Mais il s’étonnait que son départ fût si proche. Moritz ne lui en avait jamais
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