La canne aux rubans
six ans, avait
déambulé de ville en ville. À sa gauche, Quercy le plâtrier revenait de
Lyon ; puis Tourangeau, dit Lafleur, le couvreur qui avait parcouru
plusieurs fois le trajet de Nantes à Orléans. Leur faisant face, deux autres
compagnons charpentiers au passé riche en grands travaux. Au bout de la table
Le Nantais, tailleur de pierre aux cheveux châtains, au dos un peu rond,
mastiquait lentement en regardant fixement la porte d’entrée.
Brusquement il s’arrêta pour dire d’une voix calme :
— Ce n’est pas son habitude, à Blois La Science, d’être
en retard pour le « tue-ver ».
— C’est rapport à sa femme, La Nanette, qui fait son
petit, répondit sérieusement Quercy.
— Pour ça, c’est exact ! Pourvu que tout se passe
bien et que ce soit un gars, ajouta Poitevin, l’air grave.
Les mâchoires, un instant au repos, reprirent leurs
mouvements, accompagnés de bruits de déglutition.
En Anjou et en Touraine, les hommes de peine débutaient leur
journée par le rituel du « tue-ver ». Certains prétendaient que le
dormeur, pendant son sommeil, avait coutume de ronfler la bouche ouverte. Les
mouches pouvaient ainsi venir y pondre. Afin d’empêcher l’éclosion de l’œuf
dans la gorge, il suffisait d’entraîner et d’étouffer le ver à l’aide
d’aliments et de boisson. Cette coutume permettait en plus de commencer son
travail l’estomac lesté.
Deux grosses bûches de sapin flambaient et crépitaient dans
la cheminée en une danse éclatante rouge, jaune, orange s’opposant aux lueurs
des trois lampes à huile accrochées sous les poutres noires du plafond. De
leurs gestes lents et précis, les compagnons posaient un morceau de cochon sur
une épaisse tranche de pain. Le couteau faisait l’entaille des deux parties
pour permettre aux dents d’arracher d’un seul coup la bouchée préparée.
Ils buvaient leur verre en deux fois. Le même petit vin
blanc sec de l’année, provenant des vignes environnantes, coulait en imprégnant
les papilles de sa saveur à peine fruitée qui se transformait en un
arrière-goût légèrement pierreux.
La mère Bodin, une petite femme maigre, au visage anguleux
d’un blanc cireux, surveillait le pain et la viande. Son mari, un gros
rougeaud, jetait un œil sur les liquides. Il cochait derrière le comptoir
l’ardoise d’un coup de craie.
Deux autres tables étaient occupées par des tâcherons qui se
restauraient en bavardant d’une voix basse entrecoupée de gros rires.
Brusquement, la porte s’ouvrit en laissant apparaître dans
l’encadrement un homme d’un mètre quatre-vingt-cinq, aux cheveux couleur
d’ébène, aux larges sourcils, et à la moustache épaisse. Ses mains, tels des
battoirs de femmes au lavoir, repoussèrent la porte.
— Salut la coterie, lança-t-il d’une voix de stentor.
— T’es en retard ce matin, dit Tourangeau en souriant.
— Alors raconte ? interrogea Quercy.
Blois La Science s’assit tranquillement sur le banc en
disant :
— J’croyais bien qu’elle n’allait pas pouvoir le pondre
mon louveteau, tant il était gros.
— C’est un gars, compliments ! coupa Le Nantais.
— Huit livres, vous vous rendez compte !
— Et pour un premier de ce calibre, le passage n’est
pas fait, affirma Poitevin.
— Ça c’est bien vrai, enchaîna Blois La Science. Ma
pauvre Nanette en a vu de toutes les couleurs. Mais elle est courageuse. Dès
qu’on lui a dit que c’était un gars, elle a souri et s’est endormie tout d’une
masse.
— Il deviendra un grand bonhomme, avec un cœur énorme,
comme son père, déclara Le Nantais.
— Et un futur charpentier, renchérit Blois La Science.
Si tout s’arrange bien j’en ferai un ingénieur ; mais avant tout un
compagnon du Tour de France.
— Avec un père comme toi, connu et respecté en France
dans nos loges « compagnonniques », il faudra que le fils soit encore
plus fort que son père, enchaîna Tourangeau… Je propose de boire à sa santé.
— Bien, d’accord ! mon coterie. Père Bodin, va
nous chercher de ton bon vin blanc ; et au litre s’il te plaît. Remonte
aussi de ta cave les rillons. J’ai une faim d’ogre.
Le ton de la conversation montait. Toute la salle prenait
part aux phases de l’accouchement de La Nanette, à l’inquiétude du père et au
savoir-faire du docteur Louis Paul-Boncour.
Toutes les réunions de compagnons étaient émaillées
d’histoires sur le Tour de
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