La canne aux rubans
France. Ce matin-là, Blois La Science conta à la
coterie des anecdotes relatives à ses parents.
— Y’en aurait deux qui se réjouiraient ce jour. Je
pense à mon père et à ma mère. Nom de Dieu ! lui est mort relativement
jeune et a beaucoup souffert. Elle, la pauvre femme n’a pas eu une vie dans la
soie. Songez bien qu’en 1845 il a été déporté pour ses idées politiques. Que
voulez-vous ? C’était un vrai républicain dans toute sa tête et son cœur.
Il a travaillé avec mon grand-père maternel, charpentier de son état. En quelques
années il devint un habile ouvrier. Le compagnonnage le hantait. Dès qu’il a
été prêt, il a demandé à passer les épreuves. Puis, comme cela ne lui suffisait
pas, il voulut en connaître plus et se fit initier franc-maçon. Il devint
rapidement un des plus ardents propagandistes de la socialisation du travail,
s’exprimant avec chaleur et foi en intervenant chaque fois qu’il en avait
l’occasion. Lorsqu’on lui reprochait d’avoir supprimé une particule à son nom,
il répondait « Ma noblesse à moi, c’est mon travail et ma conscience. Je
fais payer mon travail ; mais je ne vendrai jamais ma liberté. »
Alors, comme je vous le disais, on ne lui a pas pardonné.
Louis-Napoléon avait renversé le gouvernement provisoire où se trouvaient
notamment : Lamartine, Louis Blanc, Arago, Ledru-Rollin et Alexandre
Martin dit « l’ouvrier Albert ». Ils rêvaient tous d’une
république ; mais le pays a eu droit au cauchemar d’un second Empire. Ma
mère resta seule avec douze garçons sans avoir rien à nous donner à manger.
J’étais l’aîné. Pour quinze malheureux sous par jour, je portais des mottes de
terre que je remontais du bas des vignes en haut du vignoble. Le pain valait
huit sous la livre. Inutile de vous dire que je me suis couché plus d’une fois
l’estomac creux, afin que mes frères aient un peu plus ces jours-là. Ce n’était
plus vivable. Ma mère s’en est allée faire du grabuge à la mairie en traitant
le maire de bandit et de pirate. Elle a juré tout fort, devant tout le monde,
qu’elle aurait sa peau. Quelques heures après, les gens du village apprenaient
que le grenier d’un certain Maximilien Dupuy avait eu sa porte défoncée et que
plusieurs sacs de belle farine blanche avaient disparu. L’enquête ne fut pas
longue. Les gendarmes entrèrent chez nous et constatèrent que ma mère s’activait
à pétrir le froment. Moi, je me tenais derrière la porte d’entrée, une hache à
la main, bien décidé à défendre les miens. Le maire arriva à son tour et parla
tout de suite de prison. Ma mère leur tint tête à tous et déclara sans pleurer
qu’elle acceptait d’aller au cachot avec ses douze mioches. « Ainsi nous
aurons tous du pain ! »
En définitive, on nous laissa en « prévention
conditionnelle ». Vous parlez d’une expression ! Encore une de leur
jargon de guignols.
J’avais à l’époque quatorze ans. Il était temps que je
travaille. Mon père m’avait appris quelques solides rudiments du métier de
charpentier. Cela suffisait pour tenter ma chance. Je m’en suis allé. En
voyageant, j’ai appris sur le tas et dans les livres durant sept années,
jusqu’à mon départ pour le service militaire.
Voyez, mes coteries, je ne sais si mon petit garçon aura une
vie moins dure que la mienne ; mais je l’élèverai dans les principes que
mon père m’a enseignés et qui sont les miens. Ainsi il ne sera pas déçu et
saura que notre liberté, à nous autres compagnons, est le travail bien fait.
C’est ainsi qu’on nous reconnaît les meilleurs.
— Bravo, cria Poitevin, ça c’est parlé ! Mais tu
nous a donné soif, frangin !
— T’as raison, trancha Blois La Science. Père Bodin,
apporte nous quelques litres. Il faut arroser comme il se doit ce louveteau.
En apportant trois litres sur la table, le tenancier dit en
forçant sa voix :
— Ceux-là sont pour moi. Aujourd’hui est un grand jour.
Les hommes remplirent leur verre plusieurs fois en échangeant
des paroles d’espoir. Tourangeau, de sa voix rude, profita d’un rapide silence
pour proposer :
— Et si on allait déclarer ce petit… Il me semble que
cela se fait. Comment l’appelleras-tu ?
— Boule de Neige ! plaisanta Quercy. Un prénom qui
nous rappellera cette journée.
Tourangeau renchérit :
— Il faut marquer cet événement. Je vous propose
d’aller à la mairie en cortège
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