Le Feu (Journal d'une Escouade)
fait exprès, d'abord, et aussi, il ne peut pas s'déplumer, l'matin, l'pauv' petit. Il lui faut ses dix heures de pucier, tout comme à un mignard. Sans ça, monsieur a la cosse toute la journée.
– J't'en foutrai, moi ! gronde Lamuse. Attends voir comme j'le f'rais décaniller du pajot, si seulement j'étais là. J'te l'réveillerais à coups d'tartine sur la tétère, et j'te l'poîsserais par un abattis…
– L'autre jour, poursuit Cocon, j'ai compté : il a mis sept heures quarante-sept minutes pour venir du 31-Abri. Il faut cinq heures bien tassées, mais pas plus.
Cocon est l'homme-chiffre. Il a l'amour, l'avarice de la documentation précise. À propos de tout, il fouine pour trouver des statistiques qu'il amasse avec une patience d'insecte, et sert à qui veut l'entendre. Pour le moment, où il manie ses chiffres comme des armes, sa figure chétive, faite de sèches arêtes, de triangles et d'angles sur lesquels se pose le double rond des lunettes, est crispée de rancune.
Il monte sur la banquette de tir, pratiquée du temps ou c'était ici la première ligne, érige la tête, rageusement, par-dessus le parapet. Dans la lumière frisante d'un petit rayon froid qui traîne sur la terre, on voit briller les verres de ses binocles et aussi la goutte qui lui pend au nez, comme un diamant.
– Et puis, c'Pépère, tu parles aussi d'un quart à trous ! C'est à ne pas y croire c'qu'i's'laisse tomber de kilos dans l'étui, dans l'espace seulement d'une journée.
Le père Blaire « fume » dans son coin. On voit trembler sa grosse moustache, blanchâtre et tombante comme un peigne en os :
– Veux-tu que j'te dise ? Les hommes de soupe, c'est le type des sales types. C'est : J'fous rien, J'm'en fous, Jean-Foutre et Compagnie.
– Ils ont tout du fumier, soupire avec conviction Eudore, qui, affalé par terre, la bouche entrouverte, a l'air d'un martyr et suit d'un œil atone Pépin qui va et vient, telle une hyène.
L'irritation haineuse contre les retardataires monte, monte.
Tirloir le roussoteur s'empresse et se multiplie. Il est à son affaire. Il aiguillonne la colère ambiante avec ses petits gestes pointus :
– Si on disait : « Ça s'ra bon ! », mais ça va être encore de la vacherie qu'il va falloir que tu t'enfonces dans la lampe.
– Ah ! les potes, hein, la barbaque qu'on nous a balancée hier, tu parles d'une pierre à couteaux ! Du bifteck de bœuf, ça ? Du bifteck de bicyclette, oui, plutôt. J'ai dit aux gars : « Attention, vous autres ! N'mâchez pas trop vite : vous vous casseriez les dominos ; des fois que l'bouif aurait oublié de r'tirer tous les clous ! »
Le boniment, lancé par Tirette, ex-régisseur, paraît-il, de tournées cinématographiques, aurait, en d'autres moments, fait rire ; mais les esprits sont excités et cette déclaration a pour écho un grondement circulaire.
– D'aut' fois, pour que tu t'plaignes pas qu'c'soit dur, i't'collent en fait d'bidoche, qué'qu'chose de mou : d'l'éponge qui n'a point de goût, du cataplasme. Quand tu croûtes ça, c'est comme si tu boives un quart d'eau, ni plus ni moins.
– Tout ça, dit Lamuse, ça n'a pas d'consistance, ça n'tient pas au bide. Tu crois qu't'es rempli, mais au fond d'ta caisse, t'es vide. Aussi, p'tît à p'tit, tu tournes de l'œil, empoisonné par le manque de nourriture.
– La prochaine fois, clame Biquet exaspéré, j'demande à parler au vieux, j'y dirai : « Mon capitaine… »
– Moi, dit Barque, je m'fais porter pâle. J'y dirai : « Monsieur le major… »
– C'que tu y casseras ou rien, c'est du pareil au même. Ils s'entendent tous pour exploiter l'troufion.
– J'te dis, moi, qui veul'tent not' peau !
– C'est comme la gniole. On a droit qu'on nous en distribue aux tranchées – vu qu'ça a été voté qué'q' part, j'sais pas quand, ni où, mais je l'sais – et d'puis trois jours qu'on est ici, v'là trois jours qu'on nous en sert au bout d'une fourche.
– Ah, malheur !
– V'là la bectance ! annonce un poilu qui guettait au tournant.
– I' n'est qu'temps !
Et l'orage des récriminations violentes tombe net, comme par enchantement. Et on voit leur fureur se changer, subitement, en satisfaction.
Trois hommes de corvée, essoufflés, la face larmoyante de sueur, déposent par terre des bouteillons, un bidon à pétrole, deux seaux de toile et une brochette de boules traversées par un bâton. Adossés au mur de la
Weitere Kostenlose Bücher