Le Feu (Journal d'une Escouade)
somptueuses prairies où luisent doucement les vaches vernissées, et les bois noirs, et les champs verts et les distances bleues, submergent cette vision, éteignent le reflet du feu dont s'embrase et se fracasse le vieux monde. Le silence infini efface la rumeur de haine et de souffrance du noir grouillement universel. Les parleurs rentrent, un à un, en eux-mêmes, préoccupés du mystère de leurs poumons, du salut de leurs corps.
Mais quand le soir se prépare à venir dans la vallée, un orage éclate sur le massif du Mont-Blanc.
Il est défendu de sortir, par ce soir dangereux où l'on sent parvenir jusque sous la vaste véranda – jusqu'au port où ils sont réfugiés – les dernières ondes du vent.
Ces grands blessés que creuse une plaie intérieure embrassent des yeux ce bouleversement des éléments : ils regardent sur la montagne éclater les coups de tonnerre qui soulèvent les nuages horizontaux comme une mer, et dont chacun jette à la fois dans le crépuscule une colonne de feu et une colonne de nuée, et bougent leurs faces blêmes aux joues écorchées pour suivre les aigles qui font des cercles dans le ciel et qui regardent la terre d'en haut, à travers les cirques de brume.
– Arrêter la guerre ! disent-ils. Arrêter les orages !
Mais les contemplateurs placés au seuil du monde, lavés des passions des partis, délivrés des notions acquises, des aveuglements, de l'emprise des traditions, éprouvent vaguement la simplicité des choses et les possibilités béantes…
Celui qui est au bout de la rangée s'écrie :
– On voit, en bas, des choses qui rampent.
– Oui… c'est comme des choses vivantes.
– Des espèces de plantes…
– Des espèces d'hommes.
Voilà que dans les lueurs sinistres de l'orage, au-dessous des nuages noirs échevelés, étirés et déployés sur la terre comme de mauvais anges, il leur semble voir s'étendre une grande plaine livide. Dans leur vision, des formes sortent de la plaine, qui est faite de boue et d'eau, et se cramponnent à la surface du sol, aveuglées et écrasées de fange, comme des naufragés monstrueux. Et il leur semble que ce sont des soldats. La plaine, qui ruisselle, striée de longs canaux parallèles, creusée de trous d'eau, est immense, et ces naufragés qui cherchent à se déterrer d'elle sont une multitude… Mais les trente millions d'esclaves jetés les uns sur les autres par le crime et l'erreur, dans la guerre de la boue, lèvent leurs faces humaines où germe enfin une volonté. L'avenir est dans les mains des esclaves, et on voit bien que le vieux monde sera changé par l'alliance que bâtiront un jour entre eux ceux dont le nombre et la misère sont infinis.
CHAPITRE DEUXIÈME
Dans la terre
Le grand ciel pâle se peuple de coups de tonnerre : chaque explosion montre à la fois, tombant d'un éclair roux, une colonne de feu dans le reste de nuit et une colonne de nuée dans ce qu'il y a déjà de jour.
Là-haut, très haut, très loin, un vol d'oiseaux terribles, à l'haleine puissante et saccadée, qu'on entend sans les voir, monte en cercle pour regarder la terre.
La terre ! Le désert commence à apparaître, immense et plein d'eau, sous la longue désolation de l'aube. Des mares, des entonnoirs, dont la bise aiguë de l'extrême matin pince et fait frissonner l'eau ; des pistes tracées par les troupes et les convois nocturnes dans ces champs de stérilité et qui sont striées d'ornières luisant comme des rails d'acier dans la clarté pauvre ; des amas de boue où se dressent çà et là quelques piquets cassés, des chevalets en X, disloqués, des paquets de fil de fer roulés, tortillés, en buissons. Avec ses bancs de vase et ses flaques, on dirait une toile grise démesurée qui flotte sur la mer, immergée par endroits. Il ne pleut pas, mais tout est mouillé, suintant, lavé, naufragé, et la lumière blafarde a l'air de couler.
On distingue de longs fossés en lacis où le résidu de nuit s'accumule. C'est la tranchée. Le fond en est tapissé d'une couche visqueuse d'où le pied se décolle à chaque pas avec bruit, et qui sent mauvais autour de chaque abri, à cause de l'urine de la nuit. Les trous eux-mêmes, si on s'y penche en passant, puent aussi, comme des bouches.
Je vois des ombres émerger de ces puits latéraux, et se mouvoir, masses énormes et difformes : des espèces d'ours qui pataugent et grognent. C'est nous.
Nous sommes emmitouflés à la manière des
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