Le seigneur des Steppes
eux aussi jetèrent les
armes pour s’agenouiller, pantelants. Seuls les Oïrats et les Naïmans se
battaient toujours, fous de rage, conscients qu’ils ne tiendraient pas
longtemps. La grande alliance s’était formée pour faire front à un seul ennemi
et avec elle disparaissait tout espoir de liberté. Kökötchu plissa le front en
songeant à son avenir.
— Les hommes se battent avec orgueil, seigneur. Ils ne
fuiront pas tant que tu les regardes.
Kökötchu vit qu’une centaine de guerriers de Gengis étaient
parvenus au pied de la colline et levaient un regard menaçant vers les lignes
de féaux. À cette hauteur, le vent était cruellement glacé et Kökötchu sentit
la colère et le désespoir le submerger. Il avait marché trop longtemps pour
finir sur une colline aride, un soleil froid sur le visage. Tous ces charmes
secrets que son père lui avait légués, et qu’il avait lui-même améliorés, allaient-ils
disparaître sous la lame d’un sabre ou la pointe d’une flèche qui mettrait fin
à sa vie ? Un instant, il éprouva de la haine pour le vieux khan qui avait
tenté de résister à la force nouvelle des steppes. Il avait échoué et son échec
faisait de lui un sot, si fort qu’il ait pu paraître auparavant. Kökötchu
maudit in petto le mauvais sort qui s’acharnait sur lui.
Le khan des Naïmans haletait dans la pente et, d’une main
lasse, il fit un signe aux hommes qui le soutenaient par les bras.
— Je dois me reposer, dit-il, secouant la tête.
— Seigneur, ils sont trop près, argua Kökötchu.
N’écoutant pas le chamane, les féaux conduisirent leur khan
à une corniche herbue où il pourrait s’asseoir.
— Alors, nous avons perdu ? demanda le vieil homme.
Comment les chiens de Gengis auraient-ils atteint cette colline sinon
par-dessus des Naïmans morts ?
Kökötchu évita le regard des féaux. Ils connaissaient la
vérité aussi bien que lui, mais aucun d’eux ne souhaitait prononcer les mots
qui briseraient le dernier espoir d’un vieillard. En bas, les cadavres
faisaient sur l’herbe comme les traits et les courbes d’une écriture sanglante.
Les Oïrats s’étaient battus avec bravoure, mais eux aussi avaient fini par
céder. L’armée de Gengis progressait d’un mouvement fluide en exploitant chaque
faiblesse des lignes de l’alliance. Par groupes de dix ou de cent, ses soldats
traversaient le champ de bataille, leurs officiers communiquant avec une
rapidité stupéfiante. Il ne restait que l’immense courage des Naïmans pour retenir
l’orage et cela ne suffirait pas. Kökötchu reprit brièvement espoir quand les
siens s’emparèrent de nouveau du pied de la colline, mais ils n’étaient qu’un
petit nombre de guerriers épuisés et ils furent emportés par la charge suivante.
— Tes féaux sont toujours prêts à mourir pour toi, seigneur,
murmura Kökötchu.
C’était tout ce qu’il pouvait dire. L’armée brillante et
forte de la veille était détruite ; il entendait les cris des hommes
agonisant.
Le khan hocha la tête, ferma les yeux.
— J’ai cru que nous pourrions vaincre, fit-il d’une
voix à peine audible. Si c’est fini, dis à mes fils de baisser leur sabre. Je
ne veux pas qu’ils meurent pour rien.
Les fils du khan avaient été tués dès le début des combats, quand
l’armée de Gengis avait fondu sur eux. Les deux féaux regardèrent Kökötchu en
cachant leur chagrin et leur colère. Le plus âgé dégaina son sabre, en éprouva
le tranchant ; les veines de son visage et de son cou se dessinaient
nettement sous sa peau, tels des fils délicats.
— Je porterai cet ordre à tes fils, seigneur.
— Dis-leur de vivre, Murakh, afin qu’ils puissent voir
où ce Gengis nous emmène tous.
Il y avait des larmes dans les yeux de Murakh et il les
essuya d’un geste rageur en se tournant vers l’autre féal, traitant Kökötchu
comme s’il n’existait pas.
— Protège le khan, mon fils.
Le jeune homme courba la tête, Murakh posa une main sur son
épaule, se pencha jusqu’à ce que leurs fronts se touchent brièvement. Sans un
regard pour le chamane qui les avait menés sur la colline, Murakh descendit à
pas lents.
Le khan soupira, l’esprit assombri.
— Dis-leur de laisser passer le conquérant.
Kökötchu vit une goutte de sueur glisser le long du nez du
vieillard et y demeurer suspendue, tremblante.
— Il montrera peut-être de la pitié pour mes fils une
fois qu’il m’aura tué.
En
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