Les émeraudes Du Prophète
cristal d’un cabinet florentin dont les portes ouvertes sollicitaient une visite. Ne fût-ce que pour savoir si nous sommes loin des appartements de notre hôtesse. Et puis pour ce que nous souhaitons faire ici, il est bon de reconnaître le terrain.
— Personne n’a dit que nous devions rester enfermés. Va faire un tour. Moi, je reste. Si on te demande quelque chose, tu pourras toujours dire que tu cherches de l’aspirine pour ton bon maître. Quelque chose me dit que je vais en avoir besoin.
— Et quoi encore ? Je ne suis pas ton valet. Je dirai que je cherche la bibliothèque : c’est beaucoup plus élégant !
Il ne fut pas longtemps absent : à peine une dizaine de minutes au bout desquelles il reparut l’air mi-figue mi-raisin :
— Il y a un monde fou là-dedans. Et rien que des Allemands et des Autrichiens. C’est un va-et-vient de domestiques, de bagages, de femmes de chambre portant comme le saint-sacrement des robes du soir fraîchement repassées et tous ces gens-là ont l’air de se connaître…
— C’est assez naturel. Si le bal de ce soir est une tradition, comme elle l’a dit, sans doute Fedora reçoit-elle toujours un peu les mêmes gens : la noblesse bavaroise, autrichienne. Tu as pu repérer ses appartements ?
— Oui. Nous occupons une position privilégiée puisque nous n’en sommes séparés que par les appartements du défunt grand-duc Karl-Albert. Un domestique m’a renseigné mais ensuite je suis tombé sur un certain baron von Taffelberg qui m’a l’air de jouer ici le rôle, sinon de maître de maison, tout au moins de maître des cérémonies. Il m’a « aimablement » fait comprendre que l’heure était mal choisie pour errer dans les couloirs et qu’on souhaitait que les invités restent bien sagement chez eux en attendant l’heure de faire leur apparition.
— À quoi ressemble-t-il ?
— À un « Junker » prussien. Une gueule en ciment armé, glabre, l’œil bleu délavé sous un monocle qui lui remonte le sourcil au milieu du front, raide comme une planche au point qu’on peut supposer qu’il porte un corset. Il m’a regardé avec autant d’affection que si j’étais une vieille croûte de pain oubliée derrière une malle. Réfrigérant, quoi !
— Serait-il le dragon qui veille sur le trésor ?
— Si tu veux mon avis, il en a tout l’air. Quand je l’ai quitté, il entrait chez la grande-duchesse… disons… en habitué ! Si cette belle dame songe à entamer une romance avec toi, il faudra s’en méfier. Son prénom doit être Othello.
— Mais je n’ai pas l’intention d’exciter sa jalousie, ni d’entamer la moindre romance. L’important était de pénétrer ici. J’espère réussir à effrayer suffisamment notre hôtesse pour qu’elle me vende les pierres. Sinon… les grands moyens !
— On joue les Arsène Lupin ?
— Exactement. Cela ne te fait pas peur, je pense ? Et grâce à Dieu, la frontière autrichienne est à deux pas : il suffit d’atteindre cette croupe boisée, ajouta-t-il en désignant un point dans le vaste paysage étalé sous leurs fenêtres. L’important…
Un coup discret frappé à la porte l’interrompit. Une jeune femme blonde, vêtue avec une élégante sobriété d’une longue robe de velours gris clair gansée de satin blanc, deux rangs de perles autour du cou, trois autour des poignets, franchit le seuil et sourit. Elle était jolie et son sourire était charmant quoique un peu triste :
— Le prince Morosini, je présume ?
— Pour vous servir, madame…
— Mademoiselle. Je suis Hilda von Winkleried, la dame d’honneur de Son Altesse. Elle aurait souhaité vous accueillir elle-même mais il était difficile de faire une exception étant donné le nombre et la qualité des invités. Cependant, tout le monde étant… « casé » à cette heure, elle désire vous parler. Voulez-vous me suivre ?
— Avec plaisir…
C’était inespéré, néanmoins Aldo se garda de montrer trop d’empressement et suivit son guide sans rien changer à son allure nonchalante. Cependant il ne put retenir un tressaillement de surprise en découvrant le cadre de la grande-duchesse : l’impression de se trouver transporté au Kremlin au temps d’Ivan le Terrible ! Des plafonds voûtés peints de couleurs vives et d’or masquaient les caissons d’origine, caprice sans doute d’une nostalgique de son enfance princière, des fenêtres cachées par de lourds rideaux
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