L'expédition

autre mot.
     
    À l’aube prochaine, Thomas avec Jourdain tirant son cheval lourd, Béatrice avec Jeanne et Jeanne avec son fils enfoui jusqu’au bonnet dans une peau de chèvre sortirent des sentes buissonnières au bas de la montagne et prirent pied sur le grand chemin. Ils n’y virent personne. Ils descendirent jusqu’au torrent qui dévalait en contrebas, s’accroupirent au bord, s’abreuvèrent d’eau fraîche en lavant leur figure. Alors Thomas le premier redressé tout à coup bouche bée désigna derrière eux le lieu d’où ils venaient, émergé de la nuit, déjà presque à demi caché par des rebonds abrupts d’arbres et de rochers. Les profondeurs du mont étaient incandescentes, et de cet incendie s’élevait lentement une épaisse nuée. Elle envahit bientôt les friches au sommet des ravins, monta par bouffées noires jusqu’à la ligne des murets, engloutit les cabanes. Sa pesante ascension enfin à bout de terre effaça le château, s’en fut dans le ciel pâle. Bernard, Mersende, Esclarmonde et sa mère et plus de cent vingt vies avec les leurs brûlaient. Béatrice et Thomas tombèrent à genoux devant cette montagne prise par les ténèbres à la naissance même du jour. Jeanne, debout, les yeux écarquillés, se mit à balbutier les noms des gens qu’elle connaissait parmi ceux qui mouraient au loin. Jourdain se tint près d’elle à regarder aussi, priant confusément, en aveugle perdu.
    Quand enfin il se détourna, il vit que son fils sommeillait, les bras ouverts dans la chaleur de sa mère. Sa figure joufflue était penchée sur l’épaule, abandonnée à cette parfaite confiance des êtres à peine nés qu’un rien pourrait détruire et qui s’offrent à tout sans un grain de tourment, sans un souffle de doute. À quelques pas de la rive le cheval débâté broutait l’herbe nouvelle, paisible lui aussi dans le jour revenu. À Jeanne il demanda qu’elle lui confie l’enfant. Il le prit dans ses larges mains, s’assit avec lui sur un caillou rond, et le tenant devant sa face : « Par pitié, petit, réveille-moi, lui dit-il dans son cœur. Vois, de ma vie je n’ai fait qu’errer parmi d’autres errants jusqu’à cette montagne morte. Nous voilà maintenant sur un chemin nouveau, toi et moi, notre Jeanne, et je dois vous conduire, et je ne sais pas où. Le sais-tu, toi, dis-moi ? »
    L’enfant ouvrit les yeux et contempla son père avec une attention d’infinie découverte. Dans son regard naquit une lumière vive. Il agita les mains. Un sourire lui vint. Ce fut comme si Dieu souriait à la terre.