L'expédition
s’en retourna en rêverie muette.
— Quoi donc, Bernard ? lui demanda Jourdain, à voix basse et pressante.
— La vérité, mon fils, la réponse du ciel aux questions de la terre, murmura le parfait. Je l’ai cherchée d’abord, au temps de ma jeunesse, en aveugle orgueilleux, jubilant et naïf. Une sorte de hargne magnifique me poussait. Je disais à mes proches : « Taisez-vous donc, je sais. » Et je parlais. J’étais d’une éloquence claire, péremptoire. Moi-même, à m’écouter, je m’éblouissais. Et m’enivrant ainsi de mes propres paroles je me croyais porté par l’amitié de Dieu. Je ne me gonflais pas de vanité vulgaire, certes non, j’étais simplement exalté. Plus que tout je voulais apprendre ce que les autres ignoraient, et je lisais des livres en latin, en arabe, en grec de l’ancien temps, je me dictais des lois, je m’affinais sans cesse, je creusais sous les mots, espérant des trésors. J’en ai trouvé. J’ai voulu les offrir au monde, convaincu qu’ils étaient une nourriture inestimable et nécessaire. Entre la vérité et les hommes, au-dessous d’elle, au-dessus d’eux, je m’imaginais être un porteur de nouvelles. Quel pauvre enfant j’étais ! Servir ! Je désirais cela, mais que l’on m’aime aussi pour ce que je disais, par pitié, que l’on m’aime !
Il rit, innocemment. Des larmes lumineuses emplirent ses yeux pâles, puis remuant le front :
— Je n’avais pas d’ambition basse. Je ne demandais rien que cette jouissance de tout donner, de découvrir encore. Dis, combien mes paroles ont-elles fait de morts ? Le sais-tu, toi, mon fils ? Moi, je ne le sais pas.
— Bernard, Bernard, le malheur n’est pas venu de vous, mais des fous qui n’ont pas voulu vous entendre.
— Qui sait ? dit le vieil homme. Quand l’armée des croisés nous est venue de France, oh ! j’étais jeune encore ! ce fut comme si je me réveillais d’un long sommeil. J’ai pensé : « Que nous veulent-ils donc ? » Et puis : « N’ai-je pas attiré le malheur sur nos têtes ? » J’ai demandé à Dieu de m’éclairer. J’ai fait silence, enfin. J’ai regardé mon âme. Mon fils, elle était vide. Ainsi je suis entré dans le doute et l’effroi, dans l’obscurité de l’ignorance et dans la colère incessante de me voir abandonné de ce Père que je croyais à jamais auprès de moi. Mais nul n’en a rien su. M’aurait-on brisé les quatre membres, jamais je n’aurais avoué cette misère où j’étais tombé. J’ai parlé, et parle encore. Moi qui désespérais de tout, j’ai ranimé l’espoir dans le cœur des fidèles, moi qui hurlais de peur dans mes tréfonds, je les ai rassurés, et j’ai partout prêché la confiance et la foi, moi qui maudissais Dieu tous les soirs, sur ma couche. On m’a vu comme un sage entre tous vénérable. Je n’étais qu’un mendiant, un menteur, un pauvre homme. Parti, dans ma jeunesse, de la porte du ciel, je n’étais parvenu qu’à des bas-fonds absurdes, infiniment loin de Dieu et de Sa vérité que je pressentais désormais hors de portée. Alors je me suis dit : « Tu marcheras quand même. Malgré ta faiblesse et ton indignité, tu marcheras. L’espoir n’est pas nécessaire. Tu marcheras parce que c’est ton destin sur cette terre. » Et j’ai marché avec mon orgueil increvable. Mais cet orgueil maintenant ne m’exalte plus comme dans ma jeunesse. Il m’accable. C’est mon fardeau. J’arrive au bout, Jourdain. Depuis quelques journées, je sens la maison proche où Dieu m’attend. Je ne changerai pas de route.
Il se tut. Dans la lueur vacillante de la lampe tous deux restèrent longtemps silencieux, comme des hommes simples à la halte du soir. L’un et l’autre songeurs, il leur vint à l’esprit que le chemin qu’ils avaient ensemble suivi finissait là, dans ce grenier, et que chacun, demain, toute attache défaite, devrait aller librement sa vie.
— La paix sur vous, Bernard, murmura Jourdain.
— Adieu, mon fils, répondit le vieil homme.
Il prit un livre dans son sac, l’ouvrit à un feuillet marqué d’un brin de paille et se mit à lire comme s’il était seul sous la pente du toit. Jourdain s’en fut sans bruit.
Comme il sortait de l’écurie, il vit courir à sa rencontre dans la bruine glacée une jeune servante hâtivement enveloppée dans une cape d’homme derrière elle envolée comme un étendard noir. Elle lui cria de loin des paroles
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