Borgia
vides, regardait sans voir. Ses souvenirs se levaient l’un après l’autre et tout cela aboutissait à la vision d’une jeune fille habillée de blanc, lancée au galop d’un cheval fougueux, et venant se ranger près de lui pour s’écrier :
– Monsieur, qui que vous soyez, protégez-moi, délivrez-moi de cet homme !…
Les heures tombaient lentement… Le soir vint. Ragastens était à la même place. Tout à coup, une voix l’arracha violemment à sa rêverie suprême.
– Vous regardez la voile qui monte là-bas, à l’horizon ?…
Ragastens fut sur pied d’un bond. Il regarda l’homme qui venait de lui poser cette question indifférente. Il reconnut le pêcheur, son hôte. Ragastens le saisit violemment par le bras qu’il secoua.
– Que dis-tu ? gronda-t-il. Une voile qui vient ?… C’est lui, n’est-ce pas ! C’est lui !…
Le pêcheur, stupéfait, recula et il reprit son examen de la mer.
– Voyez-vous, dit le pêcheur, il a le cap droit sur Caprera… Le diable me damne si ce bateau-là ne vient pas d’Ostie… Tenez ! Vous devez le voir, maintenant !…
Ragastens détourna la tête. Qu’importait qu’il vit ou qu’il ne vit pas. Ce navire venait d’Ostie ! Il piquait sur Caprera !… C’était tout ce qu’il avait besoin de savoir : c’était César !…
– C’est une goélette de grande allure, dit tranquillement le pêcheur.
– Dans combien de temps pensez-vous qu’elle arrivera ici ?
– Dans les conditions où ils naviguent, ces gens peuvent aborder ce soir vers dix heures… Mais je ne sais pourquoi ils n’ont pas tendu toute leur toile… Ils ont peut-être intérêt à n’aborder qu’assez tard… S’ils continuent ainsi, ils ne seront pas à Caprera avant minuit.
Le pêcheur souhaita le bonsoir à son hôte et se retira. Ragastens demeura les yeux fixés sur le navire. Mais bientôt, la nuit se fit et Ragastens ne vit plus rien…
– Monsieur, il est neuf heures ! murmura tout à coup Spadacape près de lui.
Ragastens parut se réveiller d’un long cauchemar.
– Allons ! dit-il simplement.
Lorsque la goélette fut en vue de Caprera, César ordonna de diminuer l’allure du navire. Il ne voulait débarquer qu’à la nuit.
Vers dix heures, César Borgia sautait sur le rivage et renvoyait le canot qui l’avait amené. Il était seul. Il se mit à courir vers la porte du château en contournant les murs. Un quart d’heure plus tard, il était en présence de Lucrèce.
– Enfin ! Toi !… s’écria celle-ci.
– Elle est là ?
– Tu vas la voir, dit Lucrèce, viens !
– Pourquoi trembles-tu ?
Lucrèce saisit la main de César et l’entraîna rapidement à travers des couloirs. Devant une porte, elle s’arrêta, haletante et prononça ceci :
– Elle est là. Si elle te résiste, tue-la. Si tu ne la tues pas, je la tue !… Va !…
LXXI – LA COUPE D’OR ET LA COUPE D’ARGENT
La nuit précédente, quand la Maga arriva devant la porte du château, une ombre sortit d’un fourré et s’approcha d’elle. C’était l’abbé Angelo. Il jeta sur elle un vaste manteau, et lui dit :
– Venez. La signora Lucrèce veut vous parler…
Rosa Vanozzo avait suivi l’abbé. Celui-ci manifestait une agitation fébrile. Il fit entrer Rosa dans une chambre faiblement éclairée, où il la laissa seule. Quelques minutes plus tard, Lucrèce apparut.
– Vous êtes prête ? demanda-t-elle.
– Je suis prête…
– Quand voulez-vous agir ?…
– Il faut d’abord que je le voie… que je lui parle… Ne craignez rien : je sais le moyen de me faire accueillir, sans rien compromettre.
– Vous ne pouvez le voir que demain.
– Ce sera donc pour demain soir… Mais il faut que je puisse entrer d’abord chez lui, sans qu’il le sache.
– Facile : il descend tous les matins au jardin. Vous profiterez de ce moment.
– Donc, à demain matin. D’ici là, laissez-moi.
Lucrèce, pensive, fit quelques pas pour se retirer. Tout à coup, elle revint sur Rosa :
– Quel motif avez-vous de le tuer ?…
Rosa Vanozzo leva la tête. Son étrange regard épouvanta Lucrèce. Rosa répondit :
– Et vous ?
Lucrèce s’en alla sans oser répondre, ni poser une autre question.
Elle ne se coucha pas de la nuit et attendit le jour avec impatience. Le jour vint… la matinée s’avança : mais le pape ne descendit pas au jardin.
Ce matin-là, le vieux Borgia prépara son départ.
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