Catherine et le temps d'aimer
voile doré, il jetait sur ses épaules un manteau sombre sorti comme par enchantement de sous sa robe.
— Mais... Arnaud !
— Laisse faire Gauthier !
En effet, le géant arrachait maintenant les flèches qui retenaient Arnaud au bois de la croix, chargeait le corps inerte sur son épaule comme un simple paquet et dégringolait l'échelle de l'échafaud. Josse, qui avait à peu près maîtrisé son cheval, se trouva près de lui tout à coup, tenant par la bride une autre monture, particulièrement vigoureuse celle-là, sorte de lourd cheval de bataille à la croupe énorme. Le géant, malgré sa charge, l'enfourcha avec une extraordinaire agilité, puis, serrant les genoux, enfonça les éperons qu'il portait sous sa robe. Le grand cheval partit comme un boulet de canon à travers la foule, d'ailleurs en pleine débandade, sans se soucier des corps sur lesquels il passait...
— Tu vois, fit la voix tranquille du petit médecin, il n'a pas besoin de nous.
— Mais que se passe-t-il ?
— Pas grand-chose : une sorte de petite révolution ! Je t'expliquerai. En tout cas, voilà notre Calife occupé pour un moment.
Viens, c'est l'instant. Plus personne ne s'occupe de nous.
En effet, la plais grande confusion régnait sur la place. On se battait un peu partout. La foule des femmes, des enfants, des baladins, des vieillards et des petits marchands fuyait dans tous les sens, essayant d'éviter, pas toujours avec succès, les sabots des chevaux affolés. Les gardes du palais étaient aux prises avec une troupe de cavaliers vêtus et voilés de noir qui avaient surgi sans qu'on pût savoir d'où. On se battait aussi dans les tribunes et Catherine put voir que Muhammad tenait vaillamment sa partie dans ce concert guerrier. Les râles d'agonie se mêlaient aux cris de rage, aux gémissements des blessés.
Les oiseaux noirs, dans le ciel mauve, avaient resserré leur cercle et volaient plus bas.
Le centre de ce tourbillon, le chef des cavaliers noirs auxquels s'étaient ralliés les quelques hommes voilés qui musardaient, jusque-là, dans la foule était un homme grand et maigre à la peau foncée, vêtu de noir lui aussi, mais le visage découvert et qui portait à son turban un fabuleux rubis. Son cimeterre volait, tel le glaive de l'archange, abattant les têtes comme la faux du moissonneur les épis de blé. La dernière image que put retenir Catherine tandis qu'Abou-al-Khayr l'entraînait après l'avoir hissée sur un cheval fut celle de la mort du Grand Vizir. Le cimeterre sanglant du cavalier abattit sa tête qui, l'instant suivant, pendait à la selle de son vainqueur.
Sur la mosquée royale d'Al Hamra, les tambours d'Allah battaient toujours...
La ville était folle. Tandis qu'Abou-al-Khayr, qui avait lui aussi enfourché un cheval, traçait son chemin à travers les ruelles blanches aux murs aveugles, Catherine put voir des scènes qui lui rappelèrent le Paris de son enfance. Partout, il y avait des hommes qui se battaient, du sang qui coulait. Passer sous une terrasse était dangereux car il en pleuvait des projectiles divers et parfois, dans la foule en délire, se détachait la silhouette funèbre d'un des étranges cavaliers voilés. L'éclair d'un cimeterre brillait alors sous les lampes à huile car la nuit commençait à venir, et un cri d'agonie suivait, mais Abou-al-Khayr ne s'arrêtait pas.
— Hâtons-nous, répétait-il. Il se peut que l'on ferme plus tôt les portes de la ville.
— Où m'emmènes-tu donc ? demanda Catherine.
— Là où le géant a dû conduire ton époux. À l'Alcazar Genil, chez la sultane Amina.
— Mais... pourquoi ?
— Encore un peu de patience. Je t'expliquerai, t'ai-je dit. Plus vite
!...
Tout ce vacarme, ces cris, ce danger ne parvenaient pas à diminuer la joie profonde qui tenait Catherine ! Elle était libre, Arnaud était libre ! Tout l'affreux appareil du supplice avait disparu et le pas allègre du cheval scandait les battements joyeux de son cœur ! ils finirent par prendre le galop sans se soucier de ceux qu'ils renversaient. La porte du Sud, heureusement encore ouverte, fut franchie en trombe, puis les sabots des chevaux claquèrent sur le petit pont romain qui enjambait le Genil aux eaux bouillonnantes et limpides. Bientôt apparut, auprès d'un marabout à la blanche coupole, une large enceinte aux vertes frondaisons enfermant une sorte de tour coiffée d'une mitre accolée de deux pavillons et précédée d'un porche aux minces colonnettes.
Weitere Kostenlose Bücher