Haute-savane
le chevalier à des réflexions qui n’avaient rien de réjouissant. Quelle étrange famille allait-il donc implanter aux rives de la Roanoke ?
Rien de plus respectable, en apparence, que cet ancien combattant de la guerre américaine, que cet officier du roi de France venant s’établir en terre d’Amérique avec sa jeune femme, ses vieux serviteurs… et ses enfants. Mais en apparence seulement… Si l’on grattait un peu le beau vernis du bateau, on constatait que le noble couple, composé d’un bâtard et d’une sœur d’assassins, n’était pas loin de se haïr, que les enfants en question n’auraient entre eux aucun lien de parenté ; l’un étant le fils du mari et d’une princesse indienne, l’autre le rejeton de la femme et d’un truand sicilien. Quant aux vieux serviteurs, s’ils étaient, eux, irréprochables, ils n’en amenaient pas moins avec eux une pure et belle jeune fille que le noble officier du roi désirait furieusement et dont il était en train de tomber éperdument amoureux. Jolie tribu en vérité !… Le pittoresque n’y manquait même pas puisque le plus fidèle de ces serviteurs était l’écuyer de Gilles : Pongo, ancien sorcier des Indiens onondagas, jadis tiré des eaux de la Delaware et qui ne quittait pratiquement jamais Tournemine.
Incapable de demeurer plus longtemps enfermé dans la chambre des cartes trop étroite pour ses pensées et les battements désordonnés de son cœur, Gilles en sortit peu après Rozenn afin de retrouver l’âpre pureté de l’air marin. Escaladant quatre à quatre l’escalier de la dunette, il en délogea l’homme de barre, comme il lui arrivait bien souvent de le faire, et prit en main la course de son navire. C’était toujours une joie quasi animale pour lui que sentir le beau coursier des mers frémir entre ses mains et répondre aux moindres impulsions du gouvernail comme une bête bien dressée.
La nuit était noire, le ciel obscur et la mer assez forte. Pendant un moment, Gilles s’accorda le temps de jouir intensément de sa communion avec son bateau. Entre ses mains, le Gerfaut avançait souplement, sans à-coups, sans souffrir dans les lames cependant creuses. Mais le poison qu’avait versé dans ses veines la dramatique nouvelle portée par Rozenn faisait son chemin malgré tout et, soudain, Gilles eut envie de faire demi-tour, de regagner la France, d’y assurer l’avenir de ceux qui s’étaient confiés à lui puisque, grâce au trésor des Tournemine, il était à présent un homme riche, puis de s’en aller, seul avec son navire et son équipage, courir les mers lointaines, devenir corsaire, pirate peut-être, refaire une autre fortune, user sa vie par tous les bouts jusqu’à l’excitation du dernier combat et jusqu’au saut final dans l’éternité inconnue…
L’impulsion fut si violente que son regard chercha les hommes de quart qui veillaient aux points stratégiques du navire, puis le porte-voix à l’aide duquel le capitaine Malavoine donnait ses ordres. Ce faisant, il aperçut Ménard, le second, qui arpentait le pont d’un pas régulier, de la misaine à l’artimon et retour. Il voulut l’appeler pour l’envoyer chercher le capitaine afin de le mettre au courant de sa décision, insensée d’ailleurs et parfaitement indigne d’un homme en pleine possession de son bon sens, quand, soudain, une nouvelle silhouette apparut sur le pont, venant des cabines où logeaient les femmes. Dans l’entrebâillement de la longue mante noire, il y eut l’éclair d’une robe blanche et, posée comme une fleur sur le capuchon rabattu dans le dos, une blondeur lumineuse qui fit battre plus vite le cœur du jeune homme : Madalen, sans doute, avait éprouvé le besoin de respirer un peu d’air pur avant de s’enfermer pour la nuit dans l’étroit placard qu’elle partageait avec sa mère.
Il la vit faire quelques pas sur le pont, saluée au passage par Pongo qui rêvait aux étoiles puis par Pierre Ménard qui la suivit des yeux un moment, puis s’accouder à la rambarde en se tenant à l’un des haubans pour résister aux secousses du bateau. Et elle resta là un moment à regarder la mer.
La seule vue de la blonde enfant chassa brutalement, comme un coup de vent emporte les nuages, les fuligineuses rêveries de Tournemine et ses désirs de fuite jusqu’au fond de la mer de Chine. Revenir en France, remettre tout son monde à terre puis repartir seul, c’était renoncer à regarder vivre
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