La Guerre et la Paix - Tome III
permettre qu’elle fût séparée de Nicolas. Elle savait que Natacha aimait le prince André et n’avait cessé de l’aimer. Elle pressentait que, réunis maintenant par tant de catastrophes, ils s’aimeraient de nouveau, et que Nicolas ne pourrait épouser la princesse Marie, devenue dès lors sa belle-sœur. Aussi, en dépit des tristesses qui l’environnaient toutes parts, cette intervention visible de la Providence dans ses intérêts personnels lui causait une douce satisfaction.
La famille Rostow s’arrêta une journée au couvent Troïtzky. On leur avait réservé dans l’auberge du couvent trois grandes chambres, dont l’une fut occupée par le prince André, qui ce jour-là se sentait beaucoup mieux. Natacha était assise à côté de lui, tandis que, dans la pièce voisine, le comte et la comtesse causaient respectueusement avec le supérieur heureux de revoir ses anciens amis. Sonia, également présente, songeait à ce que le prince André et Natacha pouvaient se dire. Tout à coup la porte s’ouvrit, et Natacha, très émue, s’avança tout droit vers sa cousine, sans faire attention au moine, qui s’était levé pour la saluer.
« Natacha, que fais-tu donc ? viens ici, » lui dit sa mère.
Elle s’approcha du prieur pour recevoir sa bénédiction, et celui-ci l’engagea à implorer le secours de Dieu et du bien heureux saint Serge.
Dès qu’il fut parti, elle entraîna Sonia dans la chambre vide.
« Sonia, il vivra, n’est-ce pas ! Sonia, je suis si heureuse et si malheureuse ! Tout est réparé. Qu’il vive seulement, mais il ne peut pas… »
Et elle fondit en larmes. Sonia, aussi agitée de la douleur de son amie que de ses secrètes appréhensions personnelles, l’embrassa et la consola.
« Oui, qu’il vive seulement, » se disait-elle.
Elles se rapprochèrent de la porte, qu’elles entr’ouvrirent doucement, et purent distinguer le prince André couché, la tête appuyée sur trois oreillers. Il reposait, les yeux fermés, et on entendait sa respiration égale.
« Ah ! Natacha, s’écria tout à coup Sonia en la saisissant par la main et en se rejetant en arrière.
– Qu’est-ce ? qu’est-ce ? demanda Natacha.
– C’est cela, c’est bien cela ! reprit la première, pâle et tremblante, en refermant la porte. Te rappelles-tu ? continua-t-elle avec un mélange d’effroi et de solennité, te rappelles-tu quand j’ai regardé dans le miroir aux fêtes de Noël ? Tu te souviens, j’ai vu…
– Oui, oui, répondit Natacha en ouvrant de grands yeux en se souvenant en effet confusément de la vision de Sonia.
– Tu t’en souviens ? poursuivit Sonia. Je te l’ai raconté alors à toi et à Douniacha : je l’ai vu couché, les yeux fermés, couvert d’une couverture rose, tel qu’il est à présent ! »
Et, s’animant de plus en plus, elle décrivit tous les détails qu’elle avait devant les yeux, en les rapportant à la vision de Noël, dont son imagination ne mettait plus en doute la réalité.
« Oui, oui, la couverture rose ! se dit Natacha pensive, persuadée qu’elle aussi l’avait vue. Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?
– Ah ! je ne sais pas, c’est si extraordinaire ! » répondit Sonia.
Quelques minutes plus tard, le prince André sonna. Natacha entra chez lui, et Sonia, en proie à une émotion et à un attendrissement qu’elle éprouvait rarement, resta près de la fenêtre, à réfléchir à ces bizarres coïncidences.
Une occasion s’offrit ce jour-là pour envoyer des lettres à l’armée. La comtesse en profita pour écrire à son fils.
« Sonia, n’écriras-tu pas à Nicolas ? » dit-elle d’une voix légèrement émue.
La jeune fille devina la muette prière contenue dans ces paroles, et lut, dans le regard fatigué de la comtesse, fixé sur elle par-dessus ses lunettes, l’embarras que cachait sa demande et l’inimitié prête à éclater en cas de refus. S’approchant de la comtesse, elle se mit à genoux, lui baisa la main et lui dit :
« Maman, j’écrirai ! »
Sous l’influence de ce mystérieux présage qui, en s’accomplissant, devait empêcher le mariage de Nicolas avec la princesse Marie, elle s’abandonna sans plus hésiter à ses habitudes de sacrifice, et ce fut les larmes aux yeux et pénétrée de la grandeur de cet acte généreux qu’elle écrivit, non sans être interrompue à plusieurs reprises par ses sanglots, la touchante épître dont la
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