La Guerre et la Paix - Tome III
Pierre d’une voix plutôt suppliante qu’offensée.
Davout se reprit à l’examiner ; quelques secondes se passèrent ainsi, et ce fut là le salut de Pierre. En dépit de la guerre et de la position où ils se trouvaient l’un à l’égard l’autre, il s’établit entre ces deux hommes des rapports humains. Au premier regard que le maréchal avait jeté sur lui après avoir consulté la liste où les hommes n’étaient pour lui que des numéros et Pierre un incident, il l’aurait tranquillement fait fusiller sans croire commettre une mauvaise action, mais à présent il voyait en lui un homme… ils étaient frères !
« Comment me prouverez-vous la vérité de ce que vous avancez ? »
Pierre se souvint de Ramballe, et le nomma, lui, son régiment et la rue où se trouvait la maison.
« Vous n’êtes pas ce que vous dites, » répéta Davout.
Pierre recommença d’une voix émue à donner des preuves de sa véracité. Un aide de camp entra en ce moment, et la figure du maréchal rayonna d’aise aux nouvelles qu’il lui apportait ; il se prépara à sortir. Il avait oublié le prisonnier, lorsque l’aide de camp l’en fit souvenir ; il donna l’ordre de l’emmener. Mais où ? Pierre ne put le deviner. Où allait-on le conduire ? À la remise ou à l’endroit du supplice, que ses compagnons lui avaient indiqué en traversant la place ?
« Oui, sans doute, » répondit Davout à une question qui lui adressait son subordonné, et que Pierre n’entendit pas.
On le fit enfin sortir.
Jamais il ne put se rappeler pendant combien de temps il avait marché ; il avançait machinalement, à l’exemple de ses camarades d’infortune ; il ne voyait ni n’entendait rien, et il s’arrêta que parce que les autres s’arrêtèrent. Une seule pensée le tourmentait, celle de découvrir qui l’avait condamné à mort. Ce n’étaient pourtant pas ceux qui l’avaient interrogé : aucun d’eux n’aurait voulu ni même pu le faire. Ce n’était pas Davout, qui l’avait regardé avec tant d’humanité : une minute de plus, et il aurait certainement compris qu’il agissait mal, mais l’aide de camp l’en avait empêché. Qui donc l’avait condamné ? Qui donc avait décidé de le tuer, lui plein de souvenirs, d’espérances et de pensées ? Qui donc faisait une telle chose ? Qui donc en était cause ?… Personne ! C’était, il le comprenait, la conséquence de l’ordre établi et le résultat fatal des circonstances.
XI
De l’hôtel du prince Stcherbatow, les prisonniers furent conduits, à travers la place, vers un jardin potager un peu à gauche, où se dressait un poteau derrière lequel on avait creusé une grande fosse, entourée de terre fraîchement remuée ; une foule, placée en demi-cercle, contemplait cette fosse avec une inquiète curiosité. Elle se composait de Russes et d’un grand nombre de militaires de l’armée française appartenant à différentes nationalités et portant des uniformes différents. À droite et à gauche du poteau se tenaient alignés des soldats en capotes gros-bleu, épaulettes rouges, guêtres et shakos. Les condamnés furent rangés en dedans du cercle par numéros d’ordre. Pierre était le sixième. Un roulement de tambours se fit entendre de deux côtés à la fois : il sentit que son âme se déchirait à ce bruit et qu’il perdait la faculté de penser. Pouvant à peine regarder et entendre, il n’avait plus qu’un désir, celui de voir s’accomplir le plus tôt possible ce quelque chose de terrible et d’inévitable qui le menaçait ! Les deux hommes placés au bout de son rang étaient des forçats, dont l’un était grand et maigre ; l’autre, au teint noirâtre, au nez écrasé et au corps musculeux, avait à côté de lui le n° 3, un gaillard vigoureux et bien nourri, aux cheveux grisonnants, âgé de ses quarante-cinq ans environ. Le quatrième était un paysan, dont le joli visage, aux yeux noirs, était encadré d’une belle barbe rousse, et le cinquième, un ouvrier de fabrique, à la figure jaune et blafarde, de dix-huit ans à peu près, et vêtu d’une longue lévite. Pierre comprit que les Français se consultaient, en se demandant s’ils les fusilleraient par groupes ou isolément.
« Par deux ! » dit l’officier avec une froide indifférence.
Un mouvement eut lieu dans les rangs : évidemment cette agitation ne provenait pas de l’empressement des soldats à exécuter un ordre
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