La Pierre angulaire
battu sans bouclier. Le moins qu’il peut résulter de tout cela, ce sont des bavardages fort déplaisants.
— Il n’y a pas de loi, dit Marie, qui interdise à une femme de souffrir les hommages d’un jeune chevalier, ni de lui imposer des épreuves. Bien des dames l’ont fait sans être moins considérées pour cela.
— Au moins, dit Foulque, si vous aviez choisi un homme plus renommé, et de plus haut rang. Mais cet homme-là ne vous fait pas particulièrement honneur, et les gens pourront croire que vous vous êtes prise de fol amour pour lui.
— Ne parlez pas de fol amour ni de sage amour, dit la dame avec humeur, car vous n’y entendez rien. D’abord, s’il s’était agi de fol amour, j’aurais pu voir cet homme en cachette et sans le dire à personne. Il n’y a aucun péché pour une femme comme moi de rechercher l’amitié de quelqu’un qui a mon âge et les mêmes goûts que moi. Est-ce de ma faute si j’ai si peu de joie par vous, et si vous n’aimez rien de ce que j’aime ? Si j’ai pour ce chevalier une amitié honnête et pure, et que je veuille l’aider à faire son apprentissage de vertu et de courtoisie, quel mal cela peut-il vous faire ?
— C’est ce que disent les dames, répondit Foulque, mais on dit aussi que ce genre d’amitiés finissent autrement qu’on ne pense. Vous avez beau ne penser que vertu et courtoisie, l’homme cherche toujours autre chose.
— Un homme comme vous, peut-être, dit Marie avec dédain. Mais il en est aussi qui savent respecter les femmes.
— Cela, je n’en crois rien. Et en tout cas, je ne tiens pas à ce que vous vous affichiez avec un homme qui passe pour avoir des desseins contre mon honneur. »
Marie le regarda droit dans les yeux. « Mon ami, dit-elle, on dit qu’un homme est bien hardi s’il se fie à la force pour empêcher une femme de faire ce qu’elle veut. Si je le voulais, je n’aurais pas eu de peine à vous tromper. Je vous ai fait serment devant Dieu et sur mon honneur de ne jamais abandonner mon corps à un autre. Je ne le ferai donc pas, quoi qu’il arrive. Mais si vous me défendez de voir mon ami ouvertement, je le ferai en cachette. »
Foulque dit : « On verra bien, on verra bien », et ne discuta plus. Il se promit seulement de faire surveiller sa femme plus étroitement qu’avant.
Il ne l’aimait pas, toute belle et fine qu’elle était, pourtant. Il était assez fier d’avoir une femme si admirée, et courtisée par le comte de Bar et par le sénéchal de Provins, et par nombre de jeunes gens de Troyes. Mais elle était de quinze ans plus jeune que lui, froide, orgueilleuse et capricieuse, et en plus de tout stérile. Et puis, elle avait la tête pleine de romans d’amour et croyait pour cela connaître la vie à fond. Il ne s’occupait guère d’elle, car elle l’ennuyait un peu. Mais à présent, il commençait à se sentir un peu jaloux, et à trouver que, réellement, elle était plus belle et plus fraîche que jamais. Après tout, elle était jeune et pouvait se sentir attirée pour de bon par un jeune homme.
Il crut bon, par mesure de prudence, de venir partager la chambre de sa femme pour quelque temps. D’habitude ils faisaient chambre à part, car Marie détestait la chasse, les chiens et les compagnons de table de son mari.
Dame Isabeau était venue à Troyes en apprenant la maladie de son mari, et lui avait fait faire un testament en règle, d’après lequel tous les biens du domaine de Hervi passaient à Marguerite et devaient être gérés par sa mère. Herbert déclarait que le testament n’avait pas de valeur, et qu’il fallait convoquer un conseil de famille, Haguenier n’ayant pas le droit de disposer de ses biens sans le consentement de son père. Haguenier, très fatigué et souffrant cruellement de son abcès, n’avait pas le courage de discuter beaucoup, mais donnait toujours raison à sa femme. Il avait pour elle une affection presque admirative depuis qu’elle lui avait donné cet enfant. À un moment où on l’avait cru mourant, il avait dû poser la main sur la tête de l’enfant pour la bénir, et depuis il demandait si souvent à la voir, que la nourrice passait une bonne moitié de la journée dans la chambre du malade. Marguerite souriait et gazouillait à présent, elle avait plus de trois mois, et sa toute petite tête blonde et rose aux yeux grands et ronds était si drôle à voir qu’Haguenier riait à chaque petite grimace que faisait
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