La Pierre angulaire
vous le faites, pour ceux qui meurent seuls. »
Jamais il n’avait pensé que c’était si terrible d’être seul avec Dieu. S eul, et il le touchait de ses mains , seul, et il l’effleurait de sa bouche. « Mon Dieu, je ne peux pas mourir sans avoir reçu votre corps très pur. Il faut que vous me pardonniez, pour que ce ne soit pas un sacrilège. »
Il étendit la main, cherchant sur le rocher un brin d’herbe qu’il pût cueillir et consacrer – ses doigts lui obéissaient mal, il ne sentait rien – il finit par attraper une petite herbe sèche qui lui coupa les doigts ; il l’arracha tout de même et la mit devant lui. Il haletait de fatigue.
Le soleil brûlait son visage dévoré par les moustiques, un vent sec lui jetait de la poussière sur la tête et sur les mains. Il le sentait à peine, absorbé dans son effort d’obéir à Celui qui se tenait devant lui.
« Mon Dieu, vous êtes là, c’est vous qui le ferez. Car vous êtes prêtre, aussi, le seul vrai Prêtre. Voilà, cette herbe a poussé là où peut-être vous avez marché, puisque vous avez vécu par ici. Voilà, je fais le signe de la croix sur cette chose créée par vous. Le pain qui est votre corps a aussi été fait d’une herbe.
« Par ce pouvoir que j’ai par baptême je consacre cette herbe que j’ai là dans les mains pour être image et ressemblance de votre corps. Et je ne dis pas les paroles, je n’en ai pas le droit, mais vous le ferez pour moi.
» Car un homme qui meurt seul ne peut faire autrement. Vous ne me laisserez pas mourir de faim.
» Ma faim de votre corps est grande comme ma soif, mon Dieu. Je n’ai aucun pouvoir, mais bénissez cette chose créée par vous, que je la reçoive du moins comme votre image. » Lentement, rompit le brin d’herbe en deux et le porta à ses lèvres meurtries.
« Mon Dieu, il me reste encore à vivre le pire. Prenez-moi dans vos bras. Vous êtes là, vous la source d’eau vive, et j’ai soif. Que je vous boive, que je vous mange, voilà mon corps qui se brise et se fend pour vous laisser entrer, et c’est une torture sans nom. Mon Eau vive, vous me refusez l’eau du corps. Je ne sais plus ce qu’il faut dire, ne laissez pas ma raison se troubler.
Libera me Domine
De morte aeterna
» In die illa tremenda. Mon Dieu, vous avez eu soif aussi, vous savez ce que c’est.
» Ô saint Pierre, saint Michel, saint Georges, saint Jean-Baptiste, saint André, saint Jacques, saint Étienne, saint Laurent et saint Nicolas. Sainte Catherine, sainte Lucie, sainte Valérie, saint Martin, saint Saturnin et saint Potentien – j’ai oublié, je ne sais plus. »
À aucun prix il ne fallait cesser de prier, grande est la tentation de la douleur. Et malgré lui il râlait, et se tournait et se retournait sur les pierres comme un ver écrasé, cherchant à calmer sa souffrance par ce frottement rythmé de son corps contre le rocher ; sans s’en apercevoir, il s’était déchiré le poignet avec les dents, et suçait la peau sèche et rugueuse et léchait les gouttes de sang. C’était si pénible, sentir en soi quelque chose qui résiste si fort, qui ne veut céder à aucun prix. Lutte harassante du corps qui doit enfanter sa propre mort. Lutte – avec quoi ? Qu’est-ce qui résiste encore ? « Seigneur vous êtes là, ne me prenez pas le peu que j’ai, ce corps blessé à mort.
» Miserere mei Deus, j’oublie les mots. Est-ce donc si difficile, si difficile pour le cœur de cesser de battre ? Jésus, Jésus Seigneur, Jésus Seigneur. » De ce qui lui restait de mémoire, il s’accrochait à ces deux mots. Ils lui rentraient dans le corps, lui nouaient la gorge, lui déchiraient les entrailles, sa souffrance n’avait plus d’autre nom.
Ces cloches qui bourdonnent aux oreilles. « Que cela finisse, je ne peux plus respirer, tout s’enfonce, on me retire l’âme du corps avec des tenailles de plomb, ô, que ça s’arrache vite ! Auberi, dis-moi si le soleil est levé. Je ne me souviens pas de ton visage, Auberi. Adieu, mon agneau sans tache. Seigneur, Jésus Seigneur, je ne peux plus, mon corps est tout vidé, je pars. »
Il sentit encore, pendant quelque temps, des filets d’eau froide lui inonder le visage et le cou. Cela faisait du bien. Il aspirait et buvait l’eau qui trempait sa moustache et coulait le long du nez. Il soufflait et râlait, sans avoir conscience d’autre chose que de cette eau qui coulait et coulait toujours, trempant ses
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