La polka des bâtards
poursuivit sa proie, courut comme une mère
possédée d’un accès punitif talonne une fille impudente. Une première côte, la
pente, une seconde côte, plus rien.
Lorsque enfin les autres les retrouvèrent, elles étaient effondrées,
à moitié enfouies dans le limon fondu d’un talus érodé, leurs corps
partiellement dévêtus si tartinés de boue qu’ils en étaient
méconnaissables : deux créatures mal formées qui auraient échoué au test
de Darwin. La femme à barbe, la joue luisant d’un D grossièrement marqué
au fer rouge, s’affairait méthodiquement entre les mollets maigres et nus de la
fille, dont elle avait obstrué la bouche sanglante avec son bonnet. La fille
avait les yeux fermés. Peut-être bien inconsciente. Les traînardes restèrent
groupées, un peu mal à l’aise, se tournant de temps à autre pour étudier le
vide lugubre de la route, de la terre, du ciel, attendant sous la pluie comme
du bétail patient, les vestiges en lambeaux de leurs atours dernier cri
remontés sous les aisselles, leurs immondes pantalons débraguettés, attendant
poliment leur tour, leur virilité rose négligemment exhibée. L’un rota ;
un autre rit. Bientôt le dernier rayon de lueur pâle se retirerait dans les
collines de pins, protégeant des regards hostiles le manège de ces êtres
déguisés qui besognaient sous des ténèbres sans étoiles, en toute liberté
drapée de nuit.
Il y avait un gorille à la Maison-Blanche, un mulâtre à
longue queue présidait le Sénat, et les rêves de la République étaient sombres
et inquiétants.
2
Il naquit au déclin de l’année du déclin des temps. Les
signes étaient clairs pour quiconque savait voir : le passage en plein
midi, au printemps précédent, d’une grande comète – « le prodige du
siècle ! » –, les escouades fiévreuses de merles croassants qui
migraient au nord pour l’hiver, l’effondrement du chapiteau à Rochester
où, miraculeusement, pas un pécheur repenti ne fut blessé pour son second
baptême. Les vaches traversaient les prés à reculons ; l’eau des puits
tournait au vinaigre du jour au lendemain. On était forcément à la veille de
l’éternité. La vigne n’attendait que d’être vendangée.
Au crépuscule du 22 octobre 1844 (date déterminée par
les calculs inspirés d’un ex-shérif reconverti en autodidacte dans l’exégèse
biblique), les fidèles vêtus de leur tunique d’ascension se rassemblèrent
fiévreusement dans les églises et les salles communes, sur les toits, les
branches des arbres et les hautes collines désolées – plus près de toi, ma
gloire –, endurant à coups de cantiques et de prières les ultimes heures
glaciales de ce long dernier jour jusqu’à ce que, en lieu et place de l’Époux
céleste, apparaisse dans le ciel de l’est la première braise timide d’une
aurore ordinaire, preuve que pour le moment les temps n’auraient pas de fin, ni
les corps de délivrance ; et aux abords de Delphi, dans l’État de New
York, la foule déçue, dont les montres de gousset poursuivaient leur tic-tac,
descendit le tertre du cimetière de Briarwood, longeant les ormes dénudés mais
non calcinés, les tombes froides mais non hersées, pour se blottir dans le
giron non d’une assemblée de saints mais d’une populace railleuse et
impénitente qui brandissait briques et cailloux.
Les épreuves de l’Amérique ne s’achèveraient pas si
aisément. D’autres heures encore seraient noyées dans le péché, et le soleil
terni en un sceau de poix noire, avant que Dieu ne délivre cette nation errante
des maux et vices de l’Histoire.
Neuf jours plus tard naquit Liberty Fish.
Sa mère, Roxana, ne comptait pas survivre à l’événement,
tant le fauteuil d’accouchement avait servi de gibet improvisé aux femmes de la
famille, emportant Grand-maman Bibb, plusieurs cousines sans visage, une tante
adorée aux fossettes assez profondes pour y planter du grain, et surtout sa
sœur aînée, Aurore, la blonde mascotte du comté de Stono, qui avait pétri
stoïquement ses draps pendant trois jours terribles avant de produire une
aberration mâle que Père s’était empressé d’envelopper dans une flanelle rouge
et d’enterrer sans pierre tombale derrière le fumoir le matin même où elle
mourut en criant dans une langue gutturale et mystique que nul ne comprit ni ne
reconnut. La traversée vers les terres heureuses n’était visiblement ni prompte
ni paisible. Dès
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