La polka des bâtards
extirpant de sa poche la réplique sculptée d’un authentique bateau
à aubes, admirablement exécutée et exacte dans le moindre détail, bordée d’or
et de bleu vif : sur la poupe, en lettres dorées calligraphiées, on lisait
le nom « ROXANA ».
« Euclid, je t’en prie, tu ajoutes à mon
supplice », protesta Liberty, tournant et retournant cet objet exquis dans
ses mains tremblantes.
« Et maintenant, tu sais quoi, poussin ? On va
baptiser l’arche. » Il prit un pichet d’eau posé sur l’établi, se pencha
en grognant et emplit soigneusement sa modeste création jusqu’à l’accotement.
« Tu sais, ta mère disait souvent qu’elle avait terriblement envie de voir
les chutes du Niagara. C’est tout près de Buffalo, hein ?
— Pas loin. »
Alors tous deux s’agenouillèrent de part et d’autre du
« Grand Canal de l’Ouest » et se relayèrent poliment pour pousser le
petit paquebot, qui s’arrêtait dûment à chaque écluse le temps qu’Euclid
manœuvre les portes, puis repartait de plus belle, passait sous d’innombrables
ponts – tandis que Liberty lançait le rituel : « Pont en
vue ! Baissez-vous ! », et qu’Euclid, s’aidant d’une des
figurines qu’il avait façonnées pour peupler son pays imaginaire, rejouait le
plongeon burlesque d’un capitaine éméché – et voguait rêveusement au long
de ces villes de légende, de Schenectady à Herkimer, puis, par-delà le long
tronçon plat, de Rome à Syracuse et, via les marais de Montezuma, de Rochester
à Lockport, jusqu’à ce qu’enfin, étourdis et trempés, ils parviennent au
terminus noir de monde.
« Gagné ! s’exclama Euclid avec une satisfaction
postprandiale. On est bien arrivés à Buffalo.
— Et le Niagara est à portée de diligence. »
Sur ce, les deux hommes se penchèrent par-dessus le canal
et, malgré leurs doigts boueux, se prirent les mains.
« Ta gentillesse démesurée, je dois l’avouer,
m’embarrasse terriblement, dit Liberty, incapable de soutenir le regard
d’Euclid, ses yeux noirs pénétrants.
— Cette vertu que ta tante appelle tactilité n’a pas
besoin d’être bridée ou entravée, expliqua Euclid. C’est une bête très douce,
qui ne s’enfuit pas et ne fait pas de mal.
— Une vertu qui a brillé par son absence dans ma
portion congelée du monde.
— Alors, Liberty, mon lapin, ne te gêne pas pour te
resservir. »
Cette nuit-là, bien au chaud dans son lit de plume, sous le
seul toit qui ait jamais été sien, il fut sans transition plongé tête la
première dans des rêves d’une violence inouïe qui finirent par le réveiller,
des heures plus tard, tremblant, dans une obscurité vibrante et des draps
trempés de sueur, sans savoir au juste où ni même qui il était. Et puis il se
rappela. C’est l’Amérique, songea-t-il, et toi, qui que tu sois, tu ne risques
rien. C’est l’Amérique, et tout finirait bien.
FIN
NOTE DU TRADUCTEUR
Les noms de personnages et de lieux du Voyage du pèlerin s’inspirent de la traduction de Charles-Albert Reichen (Paris, Éditions
« Je sers », 1947).
Tous mes remerciements à Marie-Hélène Massardier.
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