L'armée perdue
à entrer : l’inconnue dormait. Nous promîmes de revenir le lendemain munies de nourriture et nous éloignâmes à contrecœur. La vieille femme restait là : sans doute veillerait-elle la mourante pendant la nuit.
Le lendemain matin, nous étions de retour avec du lait de chèvre et un potage d’orge. La muette avait disparu. L’inconnue ouvrit ses paupières tuméfiées et posa sur nous un regard souffrant. Nous l’aidâmes à se nourrir et nous attardâmes à ses côtés après qu’elle se fut endormie.
De nombreux jours s’écoulèrent, au cours desquels nous vîmes plus d’une fois la Cananéenne entrer dans la cabane et en ressortir. Durant tout ce temps, aucun mot ne franchit la barrière de nos lèvres. Nous gardâmes notre secret et réussîmes à ne pas éveiller les soupçons de nos parents et des villageois. La femme se rétablissait lentement. Ses hématomes disparaissaient, ses bleus s’atténuaient et ses plaies cicatrisaient. Elle avait sans doute des côtes cassées, car elle respirait avec difficulté, évitant de gonfler la poitrine. Il n’y avait probablement pas un pouce de son corps qui ne la fît souffrir, qui n’eût été martyrisé par la cruelle lapidation dont elle avait été victime.
2
Je me trouvais avec elle quand elle ouvrit les yeux, un jour d’automne aux premières lueurs de l’aube. Je lui avais apporté un peu de potage d’orge et du jus de grenade que mes amies et moi avions préparés à son intention. Elle ne prononça qu’un seul mot : « Merci.
— Je suis contente que tu ailles mieux. Je le dirai à mes amies. Cela les réjouira, elles aussi. »
Elle soupira et tourna la tête vers la petite fenêtre à travers laquelle filtraient les rayons du soleil.
« Peux-tu parler ? demandai-je.
— Oui.
— Qui es-tu ?
— Je m’appelle Abira et je suis originaire de ce village. Tu ne te souviens pas de moi ? »
Je secouai la tête.
« Pourquoi les villageois t’ont-ils lapidée ? Pourquoi ont-ils essayé de te tuer ?
— Parce que j’ai fait ce qu’une fille honnête ne devrait jamais faire, et ils ne l’ont pas oublié. Ils m’ont reconnue, ils m’ont condamnée, et ils ont tenté de me tuer.
— Ce que tu as fait était donc si terrible ?
— Non. Je n’ai pas eu l’impression de faire du mal à qui que ce soit, mais il existe des lois qui régissent notre vie depuis très longtemps et qu’il est interdit de transgresser. En particulier quand on est une femme. La loi est impitoyable pour nous. »
Elle était fatiguée et je n’insistai pas. Mais, voyant qu’elle reprenait des forces au fil des jours, je la priai bientôt de nous raconter son histoire.
D’étranges circonstances avaient voulu qu’Abira rencontrât des êtres de diverses provenances, en particulier un beau et mystérieux garçon semblable à l’objet de nos rêves et de nos conversations au puits, ainsi que des hommes et des femmes qui s’étaient confiés à elle, lui rapportant ce qu’ils savaient ou ce qu’ils avaient appris au cours de leurs turbulentes existences. Elle avait ainsi recueilli de nombreux récits, et ceux-ci s’étaient fondus en une grande histoire, à l’instar des oueds qui, à la saison des pluies, se transforment en torrents et se déversent dans le fleuve, lequel enfle, rugit, sort de son lit et se répand dans la campagne en emportant tout sur son passage – maisons, individus, troupeaux.
Une aventure, une histoire d’amour et de mort qui impliquait des milliers d’individus, avait bouleversé la vie d’Abira, l’arrachant à la routine de Beth Qadà, notre village, un des cinq villages de la Ceinture. Et si cette histoire avait fini par concerner le monde entier, ou presque, elle n’impliquait au début que deux frères.
« Pourquoi les villageois ont-ils voulu te lapider ? l’interrogeai-je une nouvelle fois.
— À cause des deux frères dont tu nous a parlé ? demanda Abisag.
— À cause de mon attitude. Mais rien ne serait arrivé sans l’histoire des deux frères.
— Je ne comprends pas, dis-je.
— À l’époque, j’avais à peu près ton âge. Je travaillais dans les champs pour ma famille, je menais le troupeau au pâturage et j’allais chercher de l’eau au puits avec mes amies, exactement comme vous. La vie était toujours la même, seules changeaient les saisons. Mes parents m’avaient choisi un mari, un cousin aux cheveux filasse et au visage boutonneux, afin de conserver le
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