Le Brasier de Justice
parfois le sentiment d’avoir à peine fermé les paupières, le menèrent au petit matin.
Il se leva heureux, sans vraiment comprendre la raison de ce bonheur confidentiel, et procéda à ses ablutions devant sa table de toilette.
Une surprise de taille l’attendait lorsqu’il descendit en cuisine afin de se sustenter. Le sous-bailli Arnaud de Tisans patientait, assis sur l’un des bancs, un gobelet d’infusion et un plat de rissoles de viande devant lui. Appuyée contre la porte basse qui menait au cellier, bras croisés sur le torse, Bernadine veillait, le regard baissé, mais la mine décidée.
— J’as pas voulu vous tirer de vot’sommeil, mon maître. L’est précieux. Y a que Dieu qu’on fait point lanterner.
Cette rébellion de la servante arracha un sourire malvenu à Hardouin cadet-Venelle. Aussitôt, il s’inclina devant Tisans, étonné qu’il se soit déplacé plutôt que de le faire mander. Ironique, le sous-bailli déclara :
— Votre tenace domestique a refusé tout de gobe 11 de vous monter éveiller et m’a tenu muette compagnie. Surveillance, à dire vrai. Redouterait-elle que je pille vos cochonnailles ? Messire exécuteur, j’ai à vous entretenir. Seul.
Après un regard pour son maître, une révérence, Bernadine sortit de la cuisine. Tapotant nerveusement la table de son index, Tisans semblait chercher ses mots, une indécision rare chez cet homme. Sans doute l’autre, l’ancien M. Justice, y serait-il allé de questions. Pas le nouveau, celui né lors d’une terrorisante nuit de fièvre. Lui-même errait dans son esprit depuis des jours, à ceci près que son âme était enfin apaisée. Aussi l’indécision manifeste de Tisans le laissait-elle indifférent. Le sous-bailli le fixa, incertain, puis se lança :
— Cadet-Venelle… Qu’est au juste cette bilance que vous évoquâtes dans le cas de Faussay ?
— Je… je ne saurais la définir avec précision… Comment expliquer sans risquer de passer à vos yeux pour une aimable donzelle férue de poésie ?
— Une flatteuse comparaison que je ne risque guère d’établir dans votre cas, bien que vous sachant amateur de belles œuvres, plaisanta Tisans.
Hardouin sourit.
— Le combat fait rage en moi, messire bailli. Deux forces titanesques s’opposent. Je ne suis pas coupable 12 . Dieu le sait. J’ai rendu Sa justice et celle des hommes. En revanche, suis-je innocent ? Je ne le crois plus. J’aimerais… j’hésite… à vous conter le délire d’une nuit, au risque que vous y voyiez un autre « effarouchement » de moniale, déclara le bourreau en reprenant la pique envoyée auparavant.
— Le terme était sans doute… outré, admit le bailli à contrecœur. À ma décharge, vos… menaces à peine voilées. Je n’ai guère l’habitude de…
— Des oppositions venant de gens de très bas 13 , or, quoi de plus bas qu’un Maître de Haute Justice ? ironisa sans hargne cadet-Venelle.
Il interrompit d’un geste doux la molle protestation que s’apprêtait à proférer Tisans.
— De grâce, seigneur bailli. Pourquoi vous en voudrais-je d’un us si bien partagé par tous ?
— La bilance, messire exécuteur ? insista l’autre d’un ton si grave, si pressant que le bourreau se demanda s’il n’abordait pas, lui aussi, des contrées de conscience qu’il avait jusqu’alors refusé d’entrevoir.
— Une sorte de… confidentielle comptabilité. Inadéquat… Toutefois, les mots adaptés me font défaut. Je ne suis pas coupable, mais je ne suis plus innocent. Il ne s’agit pas même de ceux que j’ai tourmentés ou envoyés au trépas alors même qu’ils n’avaient pas commis le crime dont on les accusait. Il s’agit… plutôt de certains êtres, qui n’auraient jamais dû mourir… j’ignore pourquoi, je… serais incapable de l’expliquer. Toutefois, j’ai formé une certitude à ce sujet. Des âmes pures que Dieu ne réclamait point, dont Dieu ne voulait pas qu’on les Lui renvoie. Votre pardon pour la confusion de mes propos qui reflète celle de mon esprit. Je veux retrouver mon innocence, du moins une part d’elle. Me laver de quelques souillures d’âme qui me pèsent soudain au vertige !
— Marie de Salvin ?
— Elle et d’autres. Accomplir ce que je dois. Ce qu’il est de mon devoir, de mon honneur, de ma conscience, de mon âme de faire.
Arnaud de Tisans sembla partir très loin dans ses souvenirs. Une ombre grise avait envahi ses joues.
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