Le Chant des sorcières tome 3

sa selle et apostropha la foule qui s'était resserrée en demi-cercle autour d'eux pour ne rien perdre du spectacle.
    — Savez-vous qui il est ?
    Une majorité de « non » fusa, désespérant le plaignant, avant qu'une voix s'élève. Celle d'une femme qui jouant des coudes se glissa en première ligne. Affublée d'un panier vide accroché à son coude replié, l'œil presque blanc, elle était sans âge dans ses vêtements rapiécés et se guidait d'un long bâton.
    — Moi je te connais, Conan de Dreux.
    — Ah ! ah ! s'enorgueillit-il en toisant de nouveau Philibert de Montoison.
    — Tu es un de ces drapiers qui s'enrichissent sur l'ouvrage des petites travailleuses comme moi et les renvoie à leur misère lorsque leurs yeux sont fatigués, le faucha la voix rancunière de la vieille.
    Montoison éclata de rire.
    — Eh bien voilà, Conan de Dreux, je sais donc qui tu es ! Un joli maître en vérité. Écarte-toi de mon chemin, et tout autant vous autres. Un prince est à vos portes et on l'attend pour les festivités.
    Un murmure passa dans les rangs, détournant vers l'arrière tout l'intérêt qu'on avait pris à l'altercation. Sans plus s'occuper du marchand dont la rancœur explosait sur son faciès de corbeau, Philibert de Montoison s'avança jusqu'à la table derrière laquelle le percepteur de l'octroi avait suivi la scène d'un œil égal. Il décrocha une bourse rebondie à sa ceinture et la jeta sur le plateau de bois.
    — Voici ton tribut. Compte-le si tu veux, mais tu peux m'en croire sur parole, il est plus généreux que tu n'en demanderais.
    — Vous pouvez passer, assura l'homme chauve et édenté, le respect à fleur de sourire.
    Montoison se retourna en direction de l'entrée du pont. Relayant ses ordres de bouche à oreille, tous dégageaient la place en se tassant contre les parapets de pierre, pour laisser passer le cortège. Coinçant majeur et pouce entre ses autres doigts il siffla par deux fois le signal convenu pour hâter la marche.
    — Tu es encore là, toi ? vociféra-t-il à l'intention du sieur de Dreux qui, frappé de rancœur, était demeuré statufié quand d'autres s'empressaient, leur péage acquitté, de franchir la porte avant d'être bloqués.
    — Je ne passerai pas à pied ! trépigna-t-il.
    Montoison fit signe aux porteurs qu'ils pouvaient approcher.
    — Évite de croiser mon chemin à l'avenir ou, par tous les saints du paradis, je jure de te ficeler dans tes draps avant de te botter les fesses, tout nanti sois-tu, lui promit Montoison tandis que l'homme se ruait dans la litière.
    Il n'entendit pas ce qu'on lui répondit. Déjà il tournait bride pour rejoindre ses hommes.
    Prenant la course, autant que le poids de la voiture le leur permettait, les deux valets se hâtèrent d'emporter Conan de Dreux.
     
    Excédé par l'incident dont il se sentait la victime outragée, le drapier Conan de Dreux ne cessa de houspiller ses porteurs depuis la fenêtre de la litière qu'une fois celle-ci immobilisée dans la cour intérieure de sa demeure. Cette bâtisse, qui passait pour une des plus belles de la ville après celle du gouverneur, faisait la fierté du marchand et posait sa riche condition depuis qu'il exportait ses marchandises en Orient. Il avait même réussi l'exploit de vendre aux Turcs par l'entremise du comptoir génois de l'île de Lesbos, au prix d'un voyage qu'il racontait comme homérique et qui lui avait valu d'être respecté de ses pairs comme de sa maisonnée. Bien sûr, il en avait rajouté, fort du prestige qui retombait sur tout aventurier. Attaque de pirates envoyés par le fond, monstre marin qui s'était dressé pour les détourner de leur route, sans compter les tempêtes qui semblaient s'être succédé pour menacer sa précieuse cargaison de draps, mais aussi d'épices au retour.
    La vérité était tout autre. Conan de Dreux avait eu de la chance. Une chance insolente, qui, le ramenant à bon port, les cales du navire aussi chargées qu'à l'aller, lui avait permis d'augmenter ses bénéfices et de s'offrir cette demeure aussi luxueuse qu'un palais.
    Outre donc cette vaste cour intérieure, elle était construite en encorbellement sur deux étages et comportait quatorze pièces. Les plus belles s'ouvraient sur un balcon ouvragé, face à la cour mais aussi du côté de la grand-place vers laquelle le cortège princier se hâtait.
    Déposé devant sa porte, Conan de Dreux se rua dans la bâtisse, la gorge sèche, rouge de