Le Code d'Esther

Tu t’en es très bien sorti, me glissa Yohan en me tutoyant, affichant d’emblée une sorte de connivence entre nous. Respire bien maintenant et prépare-toi au prochain Kaddish. Il y en a deux autres avant la fin de la prière… »
    Je manquai de défaillir devant la promesse de deux nouveaux Everest à escalader. Je tremblais, mais j’avais réussi ma première épreuve, mon premier rite d’initiation. Oserai-je l’avouer ? Au bout d’une semaine, je psalmodiais la prière tel un grand prêtre de Babylone, fier de mes progrès, récitant l’araméen comme si j’avais fait cela toute ma vie.
    Les jours passèrent, les prières se succédèrent au rythme du Kaddish, Yohan et moi faisions peu à peu connaissance. Dès notre rencontre, m’avouerait-il plus tard, il m’avait reconnu, mais sans rien laisser paraître, adepte du programme de reportages que j’avais animé à la télévision. Dès le début, il n’avait pas pu s’empêcher de penser que mon irruption dans sa synagogue, mon choix aléatoire de m’asseoir à côté de sa place n’étaient pas fortuits. Enfin, un vendredi soir, après un chant magnifique célébrant le début du Shabbat, il osa se lancer :
    « J’ai quelque chose qui devrait t’intéresser. Un projet de dingue… Tu es journaliste, quelqu’un qui sait écrire et raconter des histoires. Je sais que tu as de la rigueur. Bref, tout ce qu’il me manque ! Moi, j’ai le reste : la connaissance, un travail de plusieurs années sur le sujet, les interlocuteurs… Si tu es d’accord, je t’envoie mon projet. Et s’il t’intéresse on peut envisager une collaboration. Je te fournirai au fur et à mesure des informations qui te permettront d’avancer dans l’enquête. Mais tu vas devoir tout reprendre de zéro. Ce que j’ai découvert, je veux que tu y arrives tout seul, avec les méthodes qui sont les tiennes. Je saurai à ce moment-là si je ne me suis pas trompé. »
    Il me raconterait plus tard qu’il avait travaillé sur ce projet pendant quatre ans, nuit et jour, assailli de cauchemars lorsqu’il parvenait à s’assoupir quelques instants, dépensant une énergie folle à convaincre ses interlocuteurs de l’importance de sa découverte, grappillant ici et là des fonds pour lui permettre d’avancer, sous la forme de dons de particuliers qui voulaient participer, eux aussi, à sa recherche. Il avait même lancé une souscription sur Internet afin de produire lui-même un film, un documentaire, une vidéo qu’il espérait placer auprès des chaînes de télévision. On le regardait comme un original, un illuminé, et on le raccompagnait vers la sortie avec un sourire de commisération aux coins des lèvres. Peu à peu, il en était arrivé à délaisser son travail dans la production audiovisuelle ; une descente aux enfers rythmée par sa quête de la vérité et qui devait le conduire au chômage, à l’endettement et à la solitude. Même au sein de la communauté juive, il n’était pas le bienvenu : les religieux le trouvaient trop libéral et les agnostiques le jugeaient trop orthodoxe. Il m’avouerait également que, quelques jours avant de me rencontrer, il avait rangé son projet dans un tiroir dont il n’espérait pas le sortir de sitôt.
    « En fait, me confia-t-il en plantant ses yeux dans les miens, dès le début, lorsque je t’ai vu assis à côté de moi, j’ai su que tu étais celui que j’attendais… »
    Le projet, je l’avais maintenant devant moi. Ou plutôt une partie du projet – les autres pièces arriveraient, m’avait promis Yohan, au fur et à mesure du déroulement de l’enquête : quelques photos en noir et blanc, des photocopies de textes anciens, des ordonnances allemandes datant de la Seconde Guerre mondiale et un épais classeur renfermant des extraits d’interviews. Une brochure en papier glacé accompagnait les documents. À l’intérieur, un devis portant sur la réalisation d’un documentaire et, en accroche, une série de questions : « Pourquoi l’un des condamnés du procès de Nuremberg, Julius Streicher, lance-t-il avant d’être exécuté : “Pourim 1946” ? Que signifient ces paroles ? Existe-t-il un lien entre ces mots et un texte datant de près de deux mille ans, le rouleau d’Esther ? Quels autres mystères cache ce procès ? Cette enquête sur la prophétie la plus troublante du xx e  siècle va tenter d’y répondre. » Pas un mot de plus, mais une promesse