Le Code d'Esther
Au commencement
M aman venait de mourir. Elle nous avait lâchés au petit matin d’un dimanche glacé de février. C’est curieux, la mort, quand elle survient : une succession de souffles courts comme des goulées d’oxygène désespérées, comme pour essayer de retenir encore un peu plus la nuit, le jour et la vie, et puis, brusquement, ça s’arrête. Il n’y a plus de souffle, il n’y a plus ni jour ni nuit, il n’y a plus de vie. C’est brutal, violent comme un coup de poing dans l’estomac, et au moment où l’on se dit « C’est ça la mort ? », tout est déjà fini. Maman était partie. On crie, on hurle, on ne pleure pas encore, ce sera pour plus tard, on essaie de retrouver des gestes que l’on ne nous a jamais appris et on lui ferme les yeux, on étend son corps sur ce lit qu’elle ne quittait plus depuis six mois et on sent, ou on imagine, que l’âme, l’entité, la personnalité, que sais-je, se retire. Elle n’a plus rien à faire ici, elle s’en va loin des pleurs et de la douleur. Cela ne la concerne plus. Elle a fait sa part des choses, elle peut se reposer.
Elle s’appelait Mireille et était une combattante en même temps qu’une femme libre. Après l’indépendance de l’Algérie, elle s’était retrouvée, avec son mari, Jacques, et ses quatre enfants, fraîchement débarquée dans un pays dont on disait qu’il était le nôtre mais que nous n’avions jamais vu. Elle avait lutté pour reconstituer un foyer, élever ses enfants dans la dignité, leur donner une éducation qui ferait d’eux des sujets de fierté. Mon père n’était pas en reste, loin de là. Je me souviens encore de lui, perdant peu à peu la vue, calculant le nombre de stations de métro, les correspondances et les couloirs qu’il lui fallait emprunter chaque jour pour se rendre à son travail. Après de nombreux ratés, il ne s’est plus jamais trompé, et personne n’a pu soupçonner une seconde qu’il ne voyait plus rien. Un cancer l’avait finalement emporté plus de vingt ans plus tôt, au bout d’une vie qui ne lui avait rien épargné. Mais ma mère avait relevé la tête et continué son combat : il fallait que ses enfants ne manquent de rien et bénéficient d’une vie meilleure que la sienne. Très vite, elle comprit qu’elle pouvait se réaliser à travers eux et jouir de leurs expériences, de leurs voyages, de leurs promotions avec la même intensité que si elle les avait vécus. Elle fit ainsi, par procuration, plusieurs fois le tour du monde et reçut divers hommages qui vinrent lui confirmer que ses enfants étaient décidément les plus beaux et les plus intelligents de la planète.
C’était aussi une femme libre, avide de nouvelles connaissances, curieuse de tout, n’hésitant pas à émettre des avis peu respectueux du politiquement correct ou de la tradition nord-africaine. Un jour, un de ses lointains neveux, se régalant de sa tafina de haricots, sorte de cassoulet d’outre-Méditerranée, lui lança ce qu’il pensait être un compliment définitif : « Rien à ajouter à ce festin sinon que la place des femmes est à la cuisine et nulle part ailleurs ! » Elle se figea devant la marmite fumante, observa un silence de plusieurs secondes avant de lâcher : « Je suis d’accord sur un point : une femme doit être la mère nourricière pour toute sa famille, mais elle ne doit pas hésiter à mettre du poison dans sa cuisine pour les machos de ton espèce ! » La tablée applaudit à tout rompre, et le pauvre neveu n’eut d’autre choix que de plonger le nez dans son assiette. Ma mère rayonnait, retrouvant des attitudes de fierté andalouse, origine que trahissaient aussi ses cheveux noirs, ses yeux en amande et sa peau laiteuse. Et il est vrai qu’elle personnifiait cette mère nourricière, inventant sans cesse de nouvelles recettes pour rassembler ses enfants autour d’elle. Du reste, la cuisine constituait son véritable royaume, son Q. G., où elle écoutait la radio, regardait la télé et répondait aux sollicitations du monde entier. Entre sa cuisinière et son réfrigérateur, elle régnait sur le sort de l’univers, c’est-à-dire un bloc d’immeubles entre la rue Saint-Fargeau et la rue Henri-Poincaré dans le XX e arrondissement de Paris.
Encore deux images d’elle avant que je ne la quitte. D’abord sa silhouette à la fenêtre guettant mon arrivée, du haut de ses six étages, ou pour me faire un signe lorsque je
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