Le Crime De Paragon Walk
sensuelle, éblouissante.
— Bon sang de bonsoir !
Forbes retint sa respiration, ébahi, et Pitt comprit qu’il n’avait
jamais mis les pieds dans une demeure semblable, à l’exception peut-être de l’office.
Il eut peur que la balourdise de Forbes ne les mette tous deux dans l’embarras
et ne le freine dans son interrogatoire.
— Si vous alliez cuisiner les domestiques, Forbes ?
suggéra-t-il. Une bonne ou un valet étaient peut-être dehors à ce moment-là. C’est
fou ce qu’on remarque sans s’en rendre compte.
Forbes était partagé. D’un côté, il avait envie de rester
pour explorer cet univers inconnu, ne rien manquer, et, d’un autre, il brûlait
de se réfugier dans un cadre plus familier pour accomplir une tâche qu’il
connaissait sur le bout du doigt. Son hésitation fut de courte durée et aboutit
à une conclusion naturelle.
— Bien, monsieur ! J’y vais de ce pas. Je pourrais
peut-être essayer quelques autres maisons aussi. Comme vous dites, on ne sait
pas qui a vu quoi, tant qu’on n’a pas vérifié, hein ?
Quand le valet revint, il conduisit Pitt dans le petit salon
et le laissa. Cinq minutes plus tard, Jessamyn Nash fit son apparition. Pitt la
reconnut immédiatement : c’était la femme du portrait. Mêmes grands yeux
au regard direct, même bouche, même chevelure éclatante, épaisse et soyeuse
comme un champ d’été. Bien qu’elle fût habillée en noir, elle rayonnait tout
autant. Elle se tenait très droite, le menton en l’air.
— Bonjour, Mr. Pitt. Que désirez-vous me demander ?
— Bonjour, madame. Navré de vous déranger dans d’aussi
tragiques circonstances…
— J’en comprends très bien la nécessité. Inutile de me
l’expliquer.
Elle traversa la pièce avec une grâce exquise, mais ne s’assit
pas et ne l’invita pas à s’asseoir non plus.
— Bien entendu, il faut découvrir ce qui est arrivé à
Fanny, la pauvre enfant.
Son visage se figea l’espace d’un bref instant.
— Car ce n’était qu’une enfant, vous savez, très
innocente, très… jeune.
C’était aussi l’impression qu’il avait eue, celle d’une
extrême jeunesse.
— Je suis désolé, fit-il doucement.
— Merci.
Impossible de dire à sa voix si elle le savait sincère ou
bien si elle avait pris ses paroles pour de la simple courtoisie, une banale
formule d’usage. Il aurait voulu l’en assurer, mais elle se moquait bien des
sentiments d’un policier.
— Racontez-moi ce qui s’est passé.
Il la regarda de dos comme elle se tenait devant la fenêtre.
Elle était svelte, les épaules délicatement arrondies sous la soie. Le timbre
de sa voix, lorsqu’elle répondit, était totalement inexpressif : on eût
dit qu’elle répétait un discours appris par cœur.
— J’étais à la maison hier soir. Fanny habitait chez
nous : c’était la demi-sœur de mon mari, mais je suppose que vous le savez
déjà. Elle n’avait que dix-sept ans. Elle était fiancée à Algernon Burnon, mais
le mariage ne devait avoir lieu que dans trois ans au plus tôt, une fois qu’elle
aurait eu vingt ans.
Pitt ne l’interrompit pas. Il le faisait rarement : la
moindre remarque, même incongrue sur le moment, pouvait avoir un sens ou trahir
ne serait-ce qu’une émotion. Et il voulait en savoir le plus possible sur Fanny
Nash. Il voulait savoir comment les autres la percevaient, ce qu’elle
représentait pour eux.
— … cela peut paraître long, disait Jessamyn, mais
Fanny était très jeune. Elle a grandi seule, vous comprenez. Mon beau-père s’était
remarié. Fanny a… avait… vingt ans de moins que mon mari. C’était l’éternelle
enfant. Elle n’était pas simplette, remarquez.
Elle hésita, et il s’aperçut qu’elle jouait avec une
figurine en porcelaine sur la table, la tournant et la retournant entre ses
longs doigts.
— Juste…
Elle chercha le mot.
— … ingénue… innocente.
— Et elle devait vivre chez vous et votre mari jusqu’à
son mariage ?
— Oui.
— Pourquoi ça ?
Elle pivota, surprise. Ses yeux bleus étaient impassibles, sans
aucune trace de larmes.
— Sa mère est morte. Naturellement, nous lui avons
offert un foyer.
Elle esquissa un petit sourire glacial.
— Les jeunes filles de bonne famille ne vivent pas
seules, Mr… Désolée, j’ai oublié votre nom.
— Pitt, madame, répondit-il tout aussi froidement.
Froissé, il s’étonna d’éprouver le même sentiment
Weitere Kostenlose Bücher