Le Crime De Paragon Walk
1
L’inspecteur Pitt regarda la jeune fille, et un indicible
sentiment de tristesse s’empara de lui. Bien qu’il ne l’eût pas connue de son
vivant, il connaissait et chérissait tout ce qu’elle avait perdu à présent.
Frêle, les cheveux châtain clair, dix-sept printemps, c’était
encore une enfant. Couchée sur la table blanche de la morgue, elle semblait si
fragile qu’il eut l’impression qu’elle se briserait s’il la touchait. Ses bras
– elle avait dû se débattre – étaient couverts de bleus.
Richement vêtue de soie bleu lavande, elle portait une
chaîne en or avec des perles autour du cou… le tout largement au-dessus des
moyens de Pitt. L’ensemble était joli, bien qu’insignifiant face à la mort, et
pourtant Dieu sait qu’il aurait voulu pouvoir l’offrir à Charlotte.
À la pensée de Charlotte, bien au chaud et en sécurité à la
maison, son estomac se noua. Quelqu’un avait-il aimé cette jeune fille comme il
aimait Charlotte ? Y avait-il en ce moment même un homme pour qui douceur,
pureté et clarté n’avaient plus de sens ? Pour qui les rires s’étaient tus
avec les coups portés à ce corps délicat ?
Il se força à la regarder de nouveau, mais en évitant la
plaie dans la poitrine, le flot de sang maintenant coagulé et épais. Le visage
blanc dénué d’expression ne reflétait ni surprise ni terreur. Il était juste
légèrement pincé.
Elle habitait Paragon Walk, où elle avait dû mener une vie
de luxe, de raffinement et sans nul doute d’oisiveté. Il n’avait rien de commun
avec elle. Il travaillait depuis le jour où il avait quitté le domaine qui
employait son père avec, pour tout bagage, une valise en carton contenant un
peigne et une chemise de rechange et l’instruction partagée avec le fils de la
maison. Il avait vu la pauvreté et la détresse qui sévissaient aux portes des
beaux quartiers de Londres, une réalité que cette jeune fille ne soupçonnait
même pas.
Il grimaça, se rappelant avec une pointe d’humour la réaction
horrifiée de Charlotte devant ses récits ; lui était à l’époque un simple
policier, chargé d’enquêter sur les meurtres de Cater Street [1] , et
elle, l’une des filles de la famille Ellison. Ses parents avaient été atterrés
à l’idée même de le recevoir chez eux : il ne faisait pas partie des gens
fréquentables. Il avait fallu du courage à Charlotte pour l’épouser ; à
cette pensée, une nouvelle vague de chaleur l’envahit, et ses doigts se
crispèrent sur le bord de la table.
Il contempla le visage de la jeune morte, révolté par ce
gâchis, par la somme des découvertes qu’elle ne ferait jamais, par toutes ces
occasions définitivement perdues.
Il se détourna.
— Hier soir, à la nuit tombée, dit sombrement l’agent
de police à côté de lui. Sale histoire. Vous connaissez Paragon Walk, monsieur ?
C’est un coin très chic, comme tout le quartier, d’ailleurs.
— Oui, répondit Pitt distraitement.
Bien sûr qu’il connaissait : Paragon Walk faisait
partie de son district. Ce nom lui était d’autant plus familier, omit-il de
préciser, que la sœur de Charlotte y avait sa résidence londonienne. Si
Charlotte avait fait une mésalliance, Emily, elle, avait épousé un homme d’un
rang supérieur au sien et était maintenant Lady Ashworth.
— Qui l’aurait cru, hein, poursuivit l’agent, dans un
endroit pareil ?
Il fit claquer sa langue en signe de réprobation.
— On se demande où on va, entre le général Gordon qui
se fait tuer en janvier par une espèce de derviche, et maintenant, des violeurs
en liberté dans une rue comme Paragon Walk. C’est un scandale, je dis… une
pauvre petite comme elle. Elle a l’air aussi innocente qu’un agneau, pas vrai ?
ajouta-t-il, la fixant d’un œil morne.
Pitt fit volte-face.
— Vous avez parlé de viol ?
— Oui, monsieur. On ne vous l’a pas dit, au poste ?
— Non, Forbes, on ne m’a rien dit de tel, riposta-t-il
plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu, pour cacher son désarroi. Il a
seulement été question d’assassinat.
— Ma foi, elle a été assassinée aussi, observa Forbes, logique.
La pauvre.
Il renifla.
— Vous allez directement à Paragon Walk, j’imagine, maintenant
qu’il fait jour, pour causer à tous ces braves gens ?
— Absolument.
Pitt tourna les talons. Il n’avait plus rien à faire ici. L’arme
du crime ne faisait pas l’ombre d’un doute : une
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