Le Crime De Paragon Walk
différente de Charlotte. Blonde et menue, elle offrait
l’image même de l’élégance et du raffinement. Alors que Charlotte s’affirmait d’une
franchise redoutable, Emily était bien trop pragmatique pour parler sans
réfléchir et pouvait se montrer machiavélique à l’occasion, pour la bonne cause,
naturellement. Convaincue que la haute société en était une excellente, elle s’avérait
capable de mentir sans sourciller.
Elle entra et referma la porte, les yeux rivés sur lui.
— Bonjour, Thomas, dit-elle faiblement. Vous venez pour
la pauvre Fanny, j’imagine. Je n’osais espérer qu’on vous confie l’affaire. Justement,
j’essayais de rassembler mes souvenirs pour pouvoir vous aider, comme à
Callander Square [2] , fit-elle en s’animant momentanément. Charlotte
et moi, on s’en est plutôt bien tirées, à l’époque.
Elle baissa la voix et plissa le visage, l’air malheureux.
— Mais ce n’était pas pareil. Pour commencer, on ne
connaissait personne là-bas. Et ceux qui sont morts l’étaient déjà avant même
qu’on en ait entendu parler. On a moins de peine quand on n’a pas connu les
gens de leur vivant, soupira-t-elle. Je vous en prie, Thomas, asseyez-vous. Ne
restez pas planté là, tout dépenaillé. Ne pouvez-vous pas au moins boutonner
votre veste ? Il faut que je parle à Charlotte. Elle vous laisse sortir
sans…
Elle l’examina de pied en cap et renonça à son projet.
Pitt se passa les mains dans les cheveux et ne fit qu’aggraver
les choses.
— Vous connaissiez bien Fanny Nash ? demanda-t-il,
s’installant sur le canapé.
Il semblait se répandre sur les coussins, tout en bras et
basques.
— Non. Et, j’ai honte de l’avouer maintenant, je ne l’aimais
pas beaucoup.
Elle esquissa une petite moue contrite.
— Elle était assez… ennuyeuse. Jessamyn est très
divertissante. Dans l’ensemble, j’ai du mal à la supporter mais je m’amuse à
chercher quel tour de cochon je pourrais bien lui jouer.
Il sourit. À bien des égards, elle lui rappelait tant
Charlotte qu’il ne put réprimer un élan d’affection envers elle.
— Mais Fanny était trop jeune, acheva-t-il à sa place. Trop
naïve.
— Tout à fait. Elle en était presque insipide.
Son expression s’altéra, se chargea de pitié et d’embarras :
un instant, elle avait oublié que Fanny était morte, et dans quelles conditions.
— Thomas, c’était la dernière personne au monde à mériter
un sort aussi abominable ! C’est sûrement l’œuvre d’un malade mental. Il
faut que vous l’arrêtiez, pour Fanny… et pour notre bien à tous !
Toutes sortes de réponses lui vinrent à l’esprit, réponses
rassurantes à propos d’étrangers et de vagabonds depuis longtemps repartis, et
toutes moururent sur ses lèvres. Il était fort possible que l’assassin habite
ou travaille dans Paragon Walk. Ni l’agent en faction à une extrémité ni les
domestiques qui attendaient à l’autre n’avaient vu passer personne. Or il était
difficile de s’aventurer dans un quartier comme celui-ci sans se faire
remarquer.
D’un autre côté, ce pouvait être un cocher ou un valet de la
réception, désœuvré et sous l’emprise de la boisson, qui aurait laissé une
impulsion stupide – parce que Fanny s’apprêtait à crier peut-être – dégénérer
en un crime sordide et sanglant.
Cependant, ce n’était pas tant le crime lui-même, c’était l’enquête
subséquente qui lui faisait peur, peur que ce ne fût pas un serviteur, mais un
riverain qui cachait sa nature bestiale sous une façade policée. Une enquête
policière ne démasquait pas seulement les crimes majeurs, mais un tas de fautes
vénielles, de duperies et de mesquineries qui pouvaient faire très mal.
Mais inutile d’en parler à Emily. Malgré son titre et son
assurance, elle était toujours aussi vulnérable qu’à Cater Street, quand elle
avait vu son père, effrayé, se faire arracher son masque.
— Vous le retrouverez, n’est-ce pas ?
Elle rompit le silence, coupant court à ses réflexions, exigeant
une réponse. Debout au milieu de la pièce, elle ne le quittait pas des yeux.
— En principe, oui.
Il ne pouvait pas lui dire mieux, en restant honnête. De
toute façon, il ne voyait pas l’intérêt de mentir à Emily. Comme la plupart des
gens réalistes et ambitieux, elle était d’une perspicacité effarante. Versée
elle-même dans l’art du mensonge poli, elle lisait dans
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