Le Pont des soupirs
sûr, fit Sandrigo avec un sourire narquois. Donc, sans vouloir vous rappeler ce que vous m’avez promis et que vous me devez la vie en somme…
– Vous ne voulez pas me le rappeler, interrompit encore Bembo en souriant avec contrainte, mais vous ne faites pas faute de me répéter ce que je vous dois…
– Que voulez-vous, monseigneur ! Je ne crois guère à la reconnaissance, moi, et j’estime que celui qui a rendu service doit, en bon comptable, tenir note de ce qu’on lui doit encore. Je poursuis en vous priant de fixer vous-même la date de la cérémonie.
– Eh bien…, répondit Bembo sans hésitation, mais le plus tôt possible ! »
La physionomie de Sandrigo s’éclaira.
« Rude jouteur, pensa le cardinal, autrement redoutable que ce brave Arétin. »
Tout psychologue qu’il fut, le cardinal se trompait.
Sandrigo parlait en brute.
L’Arétin pliait comme le roseau pour se redresser après la bourrasque.
« Le plus tôt possible ! s’écria l’ancien bandit. Ah ! voilà enfin une parole raisonnable. Mais qu’est-ce exactement que ce plus tôt ?
– A mon tour, cher ami, de vous rappeler nos conventions.
– Faites.
– Vous avez juré de nous amener Roland Candiano mort ou vif.
– Ainsi ferai-je. Mais c’est donnant donnant. Qu’on me donne Bianca et moi je donne Candiano. Quinze jours après la cérémonie publique de mon mariage, Roland sera ici pieds et poings liés – à moins que je ne sois forcé de le tuer, auquel cas je vous apporterais sa tête. »
Ces effroyables paroles furent prononcées avec une simplicité sinistre. Bembo les écouta sans étonnement.
« Et aucun obstacle ne pourra vous arrêter ? »
Sandrigo sourit dédaigneusement.
« Aucun événement ne pourra vous empêcher de tenir parole ? insista Bembo.
– Aucun, rien au monde.
– Il faut tout prévoir, lieutenant.
– J’ai tout prévu, monseigneur.
– Même… il faut tout prévoir, vous dis-je, même la mort de votre fiancée ?
– La mort même de Bianca ne m’arrêterait pas, dit Sandrigo qui cependant ne put réprimer un tressaillement.
– Je vois que vous êtes réellement décidé, mon cher. Je retiens donc votre parole. Dans la quinzaine qui suivra la cérémonie, Candiano sera à nous. Dans ces conditions, notre intérêt est de hâter votre mariage. Prenons jour, si vous voulez. Nous sommes aujourd’hui mardi. Voulez-vous samedi ?
– Samedi me convient… Je compte donc sur vous pour lever les dernières hésitations de la signora Imperia.
– Cela me regarde, soyez tranquille.
– Et aussi pour décider Bianca.
– Diavolo, mon cher, mais je ne la connais pas…
– Vraiment ? fit Sandrigo en dardant un regard aigu sur le cardinal.
– Je ne puis me charger de cette partie de la combinaison, affirma Bembo.
– Soit, fit Sandrigo qui parut soulagé d’on ne sait quel grave soupçon. Ne vous occupez donc que de la mère. Et à samedi !
– A samedi, heureux triomphateur ! »
Sandrigo sourit, serra la main que lui tendait le cardinal et s’éloigna, pleinement rassuré.
Dès qu’il fut parti, la figure de Bembo se décomposa.
« J’ai plus souffert en ces quelques minutes, gronda-t-il, que pendant les journées et les nuits funèbres où j’attendais la mort dans mon cachot de la Grotte Noire. Donne-moi Roland Candiano, misérable bandit ! Et je me charge de toi !… De bonnes chaînes au fond des puits… ou plutôt non, la chaise de pierre du Pont des Soupirs !… Toi, l’époux de Bianca !… »
Bembo éclata d’un rire terrible, tandis qu’un frisson convulsif l’agitait.
Peu à peu, cependant, il se calma.
Il se rendit chez Imperia.
Et son premier mot fut celui-ci :
« Samedi, nous marions notre ami Sandrigo et votre chère Bianca.
– Samedi ! s’écria la courtisane en pâlissant.
– Ce sera votre rôle que de décider votre fille à ce mariage.
– Est-ce vous qui parlez ? » fit-elle avec stupéfaction.
Bembo se pencha vers la courtisane.
« Bianca est à moi, murmura-t-il, Sandrigo à vous. Ce sont bien là nos conventions, n’est-ce pas ? »
Elle fit un signe de tête affirmatif.
« Ne vous inquiétez donc de rien, reprit-il. La cérémonie aura lieu samedi, si vous décidez votre fille… et il faut que vous la décidiez. Seulement, après la cérémonie, Bianca s’en ira d’un côté, Sandrigo de l’autre. Vers qui s’en ira Bianca ? C’est mon affaire. Vers qui s’en
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