Le Pont des soupirs
rencontrer un crapaud que de te voir…
– Je lui eusse envoyé cent crapauds dans un sac et j’en eusse cherché une autre.
– Tu vois bien que tu n’as jamais aimé ! Moi je serais heureux qu’elle me crache au visage ! Moi, elle ne m’a même pas dit qu’elle me trouvait plus laid que le crapaud. Ce n’est pas de l’effroi qu’elle témoigne lorsqu’elle me voit. Ce n’est pas du mépris. C’est quelque chose de plus bas encore et de plus triste… C’est du dégoût !
– Eh ! mort-diable, prends-la par la force ! Je t’assure qu’après cela quand tu lui auras prouvé que tu es redoutable, elle te trouvera aimable.
– J’ai essayé…
– Eh bien ?
– J’ai été vaincu.
– Diavolo, cela se complique.
– Ce n’est pas tout, Pierre. J’ai un rival.
– Aimé ?…
– Je ne sais pas, je ne crois pas… non… je ne puis croire que Bianca aime ce Sandrigo.
– Bianca, dis-tu ?
– Tel est son nom.
– La fille d’Imperia ?
– Elle-même ! La connaîtrais-tu d’aventure ?
– Non, mais je sais qu’Imperia a une fille et que cette fille s’appelle Bianca. Mais tu disais donc que tu as un rival ?
– Un rival dont je ne puis, pour le moment, me débarrasser, un rival qui nous est utile… comprends-tu ? Eh bien ! c’est moi qui vais être forcé de bénir leur union !…
– Pourquoi ce rival est-il utile ?
– Parce que je compte sur lui pour prendre Candiano s’il ne vient ici.
– Cornes du diable ! Choisis entre l’amour et la haine…
– Je ne veux pas choisir. Je veux que ma haine et mon amour reçoivent la même satisfaction, que Candiano meure et que Bianca soit à moi. Je veux ces deux choses. C’est toute ma vie qui tient là… Pour Candiano, je compte sur Sandrigo.
– Ton rival ?
– Oui. Et pour Bianca je compte sur toi.
– Tu sais combien je te suis dévoué…
– Oui, mon cher Pierre. Je vais donc maintenant te dire ce que j’attends de toi… Le mariage de Bianca et de Sandrigo doit avoir lieu. Il faut qu’il se fasse…
– Quand ?
– Je ne sais. Cela dépend de Sandrigo. Mais aussitôt après la cérémonie, Bianca disparaîtra.
– Comment ?
– C’est mon affaire. Donc j’aurai donné pleine satisfaction à Sandrigo, mais du mariage rien ne s’accomplira que la cérémonie.
– Que deviendra Bianca ?
– C’est toi qui lui donneras l’hospitalité.
– Ah ! ah !
– Tu commences à comprendre ?
– Je t’admire, Bembo. J’ai toujours songé que si le sort t’eût fait naître près du trône, tu eusses escamoté le trône à ton profit.
– Es-tu résolu à m’aider ?
– Oui, en cela, complètement. »
Bembo tressaillit. Une lueur de défiance s’alluma dans ses yeux d’un gris pâle.
« Pourquoi dis-tu « en cela ». Y a-t-il donc quelque chose en quoi tu ne puisses m’aider complètement ? As-tu des engagements ? Parle…
– Compère ! s’exclama l’Arétin épouvanté de l’imprudence qu’il venait de commettre, tu es trop habile à te tourmenter pour rien. »
Bembo passa une main sur son front.
« C’est vrai, balbutia-t-il.
– Au surplus, si tu te défies de moi, adieu ! »
Et l’Arétin se leva, se promena à grands pas, donna deux ou trois coups de poing sur la table.
« Dévouez-vous donc, grommela-t-il. N’ayez qu’un ami au monde, et cet ami un beau jour vient vous insulter !
– Allons, la paix !
– Ah ! Bembo, c’est très mal, très mal…
– Reviens t’asseoir, et qu’il n’en soit plus question.
– Tu disais donc, fit l’Arétin en revenant prendre place auprès de Bembo, que les cinq mille écus me seraient versés du jour où Bianca entrerait ici ? »
Ce fut au tour du cardinal de jeter sur son compère un regard d’admiration.
« Soit ! dit-il enfin, mais ton amitié, en cette occasion, m’aura coûté cher.
– De quoi te plains-tu ? C’est le trésor de la république qui paie ! Allons, la paix, comme tu disais. Et achève de me révéler ton plan.
– Tu donneras donc l’hospitalité à Bianca. Tu la présenteras à tes Arétines comme une nouvelle compagne que tu leur amènes.
– Il y aura des pleurs et des hurlements de rage.
– Tu sais l’art de sécher les uns et de faire taire les autres. Bianca une fois installée chez toi, me réponds-tu que nul, hormis les Arétines, ne la verra ni ne l’approchera ?
– Je t’en réponds.
– Bien, c’est en
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