Le Pont des soupirs
on commande à vingt mille hommes d’armes, quand on peut faire déposer le doge et se coiffer de la couronne ducale, quand on peut, en levant le doigt, faire tomber une tête, quand on tient dans sa main cette arme fulgurante et sombre qui s’appelle le Conseil des Dix, laissez-moi vous le dire, seigneur, on n’est qu’un enfant si pour se débarrasser d’un rival, on descend à le frapper ! Vous êtes dieu dans Venise et vous voulez vous faire bravo ! Allons donc ! Ce n’est pas d’un coup de poignard que doit mourir Roland Candiano, le fiancé de Léonore !
– Que veux-tu dire ? » grinça le capitaine.
Bembo l’entraîna à l’autre bout de la terrasse :
« Regardez ! »
A son tour, Altieri se pencha.
Ce coin de Venise était ténébreux, sinistre. Au fond, apparaissait un étroit canal sans gondoles, sans chansons, sans lumières. D’un côté se dressait le palais ducal, massif, pesant, formidable ; de l’autre côté du canal, c’était une façade terrible : les prisons de Venise.
Et entre ces deux choses énormes, un monstrueux trait d’union, une sorte de sarcophage jeté sur l’abîme, reliant le palais de la tyrannie au palais de la souffrance… C’est sur ce cercueil suspendu au-dessus des flots noirs que tombèrent les regards d’Altieri.
« Le pont des soupirs !
– Le pont de la mort ! répondit Bembo d’une voix glaciale ; quiconque passe là dit adieu à l’espérance, à la vie, à l’amour ! »
Altieri essuya son front mouillé de sueur. Et comme si sa conscience se fût débattue dans une dernière convulsion :
« Un prétexte ! balbutia-t-il, oh ! un prétexte pour le faire arrêter !…
– Vous voulez un prétexte ! dit Bembo en se redressant avec une joie funeste. Eh bien, suivez-moi, seigneur Altieri ! »
Bembo s’était porté sur un autre point de la terrasse :
« Regardez !… »
Cette fois, il désignait un palais dont la façade en marbre de Carrare et les colonnades de jaspe se miraient dans le Grand Canal.
« Le palais de la courtisane Imperia ! murmura Altieri.
– Vous cherchez un prétexte, gronda-t-il. C’est là que vous le trouverez !
– Elle le hait donc ! haleta Altieri.
– Elle l’aime !… Entendez-vous, seigneur ! La courtisane Imperia souffre ce soir comme une damnée, comme vous ! Et son amour, violent comme le vôtre, implacable comme le vôtre, veille dans l’ombre ! Et cet amour lui ouvre comme à vous la porte de la vengeance… Venez, seigneur, venez chez la courtisane Imperia !…
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Chapitre 2 LES AMANTS DE VENISE
L es derniers bruits de la fête populaire se sont éteints. Venise s’endort. Tout est fermé… Seule, la gueule du Tronc des Dénonciations [1] demeure ouverte, comme une menace qui jamais ne s’endort…
En la petite île d’Olivolo, derrière l’église Sainte-Marie Formose, où tous les ans se célébraient les mariages des douze vierges dotées par la république, s’étend un beau jardin.
A la cime d’un cèdre, un rossignol reprend éperdument ses trilles. Et sous le cèdre immense, parmi des massifs de roses, dans la splendeur paisible et majestueuse de ce cadre inouï de beauté, c’est un autre duo de passion qui se susurre entre deux êtres d’élection :
elle
et
lui.
Ils forment un couple d’une radieuse harmonie qui arrache des cris d’admiration au peuple vénitien poète et artiste, qui les a surnommés les « Amants de Venise » comme si, à eux deux, ils formulaient la synthèse vivante de tout ce qu’il y a de lumière, de force et de prestige dans la Reine des Mers !
Minuit sonne. Ils tressaillent tous deux : c’est l’heure où, depuis trois mois que Roland est admis dans la maison des Dandolo, ils se séparent tous les soirs. Roland s’est levé.
« Encore quelques minutes, mon cher seigneur, soupire Léonore.
– Non, dit Roland avec une fermeté souriante ; le noble Dandolo, ton père, m’a fait jurer que, tous les soirs minuit serait le terme de notre félicité, jusqu’au lendemain… et cela jusqu’au jour proche où notre félicité, Léonore, ne connaîtra plus de terme, ni de limite…
– Adieu donc, mon doux amant… Demain… ah ! demain viendra-t-il jamais !…
– Demain viendra, ma pure fiancée ; demain, dans le palais de mon père, devant tout le patriciat de Venise, nous échangerons l’anneau symbolique ; et, ô mon âme, nous serons unis à jamais…
– Mon bien-aimé, comme ta
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