L'ennemi de Dieu
Dieu, sans imaginer
pour autant accéder au ciel des saints. J’ai trop péché et je crains donc l’Enfer,
mais j’espère encore, contre ma foi, rejoindre plutôt les Enfers. Car là-bas,
sous les pommiers d’Annwn et de ses quatre tours, attend une table chargée de
victuailles autour de laquelle se pressent les spectres de tous mes vieux amis.
Merlin sera enjôleur, sentencieux, grognon et moqueur. Galahad enragera d’être
interrompu, et Culhwch, las de tant de parlotes, volera une grosse portion de bœuf
en imaginant que personne ne le voit. Et Ceinwyn sera là-bas, cette chère et
adorable Ceinwyn, ramenant la paix où Nimue a semé le trouble.
Mais j’ai le
malheur de respirer encore. Je vis tandis que mes amis festoient, et tant que
je vivrai j’écrirai cette histoire d’Arthur. J’écris pour le compte de la reine
Igraine, la jeune épouse du roi Brochvael de Powys, qui est le protecteur de
notre petit monastère. Igraine voulait savoir tous les souvenirs que j’avais
gardés d’Arthur, et je me suis mis à coucher par écrit ces récits, mais l’évêque
Sansum désapprouve mon entreprise. Il dit qu’Arthur était l’ennemi de Dieu, un
rejeton du démon, alors j’écris dans ma langue maternelle, le saxon, que le
saint n’entend pas. Igraine et moi lui avons expliqué que j’écris l’Évangile de
Notre Seigneur Jésus-Christ dans la langue de l’ennemi. Peut-être nous
croit-il, peut-être attend-il l’heure de démasquer la supercherie et de me
châtier.
J’écris tous
les jours. Igraine se rend fréquemment au monastère pour prier Dieu d’accorder
à sa matrice la bénédiction d’un enfant ; et, ses prières terminées, elle
emporte les parchemins terminés et les fait traduire en breton par le clerc de
justice de Brochvael. Je crois qu’elle change l’histoire, pour faire un Arthur
plus proche de son désir, mais peut-être est-ce sans grande importance, car qui
lira jamais ce récit ? Je suis tel un homme qui dresse un mur d’argile
pour résister à l’inondation qui menace. La nuit vient, où plus personne ne
lira. Il n’y aura plus que des Saxons.
Ainsi, j’écris
sur les morts, et l’écriture tue le temps en attendant que je les puisse
rejoindre ; en attendant l’heure où frère Derfel, l’humble moine de
Dinnewrac, sera de nouveau seigneur Derfel Cadarn, Derfel le Puissant, champion
de Dumnonie et ami cher d’Arthur. Mais aujourd’hui je ne suis qu’un vieux moine
transi de froid qui griffonne ses souvenirs de la seule main qu’il lui reste.
Et ce soir, c’est la veille de Samain, et demain commence l’année nouvelle. L’hiver
arrive. Les feuilles mortes s’amoncellent contre les bordures de haies ;
on aperçoit des grives dans les chaumes, les goélands ont fui la mer pour l’arrière-pays
et les bécasses se rassemblent sous la pleine lune. C’est une bonne saison, me
dit Igraine, pour écrire sur le passé, et elle m’a apporté une nouvelle liasse
de peaux, un flacon d’encre fraîchement mélangée et un faisceau de plumes.
Parlez-moi d’Arthur, dit-elle, du magnifique Arthur, notre dernier et meilleur
espoir, notre roi qui ne fut jamais roi, l’Ennemi de Dieu et le fléau des Saxons.
Parlez-moi d’Arthur.
*
Un champ après
la bataille est une chose épouvantable.
Nous avions
gagné, mais il n’y avait aucune exaltation dans nos âmes, juste de la lassitude
et du soulagement. Nous frissonnions autour de nos feux et tâchions de ne pas
penser aux goules et aux esprits qui arpentaient la ténèbre où gisent les morts
de Lugg Vale. Certains d’entre nous s’endormirent, mais personne ne dormit bien
tant les cauchemars de la fin de la bataille nous harcelaient. Je me réveillai
en pleine nuit, arraché au sommeil par le souvenir d’un coup de lance qui avait
failli m’embrocher. Issa m’avait sauvé, repoussant la lance de l’ennemi du bord
de son bouclier, mais ce qui avait failli se passer me hantait. Je tâchai de me
rendormir, mais le souvenir de cette lance me tenait en éveil, si bien que, las
et frissonnant, je finis par me lever et tirai sur mon manteau trempé. Les feux
allumés dans le val dessinaient des sillons et, entre les flammes, dérivaient
les miasmes de la fumée et de la brume. Certaines choses bougeaient dans la
fumée, mais était-ce des spectres ou des vivants ? Je ne saurais le dire.
« Tu ne
dors pas, Derfel ? »
Une voix douce
me parvint du pas de la porte du bâtiment romain où gisait
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