Les Confessions
petits ouvrages des hommes s'interposent entre
Dieu et moi. J'aime à le contempler dans ses œuvres, tandis que mon
cœur s'élève à lui. Mes prières étaient pures, je puis le dire, et
dignes par là d'être exaucées. Je ne demandais pour moi, et pour
celle dont mes vœux ne me séparaient jamais, qu'une vie innocente
et tranquille, exempte du vice, de la douleur, des pénibles
besoins, la mort des justes, et leur sort dans l'avenir. Du reste,
cet acte se passait plus en admiration et en contemplation qu'en
demandes; et je savais qu'auprès du dispensateur des vrais biens,
le meilleur moyen d'obtenir ceux qui nous sont nécessaires est
moins de les demander que de les mériter. Je revenais en me
promenant par un assez grand tour, occupé à considérer avec intérêt
et volupté les objets champêtres dont j'étais environné, les seuls
dont l'oeil et le cœur ne se lassent jamais. Je regardais de loin
s'il était jour chez maman: quand je voyais son contrevent ouvert,
je tressaillais de joie et j'accourais; s'il était fermé, j'entrais
au jardin en attendant qu'elle fût réveillée, m'amusant à repasser
ce que j'avais appris la veille ou à jardiner. Le contrevent
s'ouvrait, j'allais l'embrasser dans son lit, souvent encore à
moitié endormie; et cet embrassement, aussi pur que tendre, tirait
de son innocence même un charme qui n'est jamais joint à la volupté
des sens.
Nous déjeunions ordinairement avec du café au lait. C'était le
temps de la journée où nous étions le plus tranquilles, où nous
causions le plus à notre aise. Ces séances, pour l'ordinaire assez
longues, m'ont laissé un goût vif pour les déjeuners; et je préfère
infiniment l'usage d'Angleterre et de Suisse, où le déjeuner est un
vrai repas qui rassemble tout le monde, à celui de France, où
chacun déjeune seul dans sa chambre, ou le plus souvent ne déjeune
point du tout. Après une heure ou deux de causerie, j'allais à mes
livres jusqu'au dîner. Je commençais par quelque livre de
philosophie, comme la Logique de Port-Royal, l'Essai de Locke,
Malebranche, Leibnitz, Descartes, etc. Je m'aperçus bientôt que
tous ces auteurs étaient entre eux en contradiction presque
perpétuelle, et je formai le chimérique projet de les accorder, qui
me fatigua beaucoup et me fit perdre bien du temps. Je me
brouillais la tête et je n'avançais point. Enfin, renonçant encore
à cette méthode, j'en pris une infiniment meilleure, et à laquelle
j'attribue tout le progrès que je puis avoir fait, malgré mon
défaut de capacité; car il est certain que j'en eus toujours fort
peu pour l'étude. En lisant chaque auteur, je me fis une loi
d'adopter et suivre toutes ses idées sans y mêler les miennes ni
celles d'un autre, et sans jamais disputer avec lui. Je me dis:
Commençons par me faire un magasin d'idées, vraies ou fausses, mais
nettes, en attendant que ma tête en soit assez fournie pour pouvoir
les comparer et choisir. Cette méthode n'est pas sans inconvénient,
je le sais; mais elle m'a réussi dans l'objet de m'instruire. Au
bout de quelques années passées à ne penser exactement que d'après
autrui, sans réfléchir pour ainsi dire et presque sans raisonner,
je me suis trouvé un assez grand fonds d'acquis pour me suffire à
moi-même, et penser sans le secours d'autrui. Alors, quand les
voyages et les affaires m'ont ôté les moyens de consulter les
livres, je me suis amusé à repasser et comparer ce que j'avais lu,
à peser chaque chose à la balance de la raison, et à juger
quelquefois mes maîtres. Pour avoir commencé tard à mettre en
exercice ma faculté judiciaire, je n'ai pas trouvé qu'elle eût
perdu sa vigueur; et quand j'ai publié mes propres idées, on ne m'a
pas accusé d'être un disciple servile, et de jurer in verba
magistri.
Je passais de là à la géométrie élémentaire; car je n'ai jamais
été plus loin, m'obstinant à vouloir vaincre mon peu de mémoire à
force de revenir cent et cent fois sur mes pas et de recommencer
incessamment la même marche. Je ne goûtai pas celle d'Euclide, qui
cherche plutôt la chaîne des démonstrations que la liaison des
idées; je préférai la géométrie du P. Lamy, qui dès lors devint un
de mes auteurs favoris, et dont je relis encore avec plaisir les
ouvrages. L'algèbre suivait, et ce fut toujours le P. Lamy que je
pris pour guide. Quand je fus plus avancé, je pris la Science du
calcul du P. Reynaud, puis son Analyse démontrée, que je n'ai
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