Les Confessions
point la fatigue de penser. Mais
il faut pour cela que mes yeux soient frappés du ravissant
spectacle de la nature. Dans ma chambre, je prie plus rarement et
plus sèchement: mais à l'aspect d'un beau paysage, je me sens ému
sans pouvoir dire de quoi. J'ai lu qu'un sage évêque, dans la
visite de son diocèse, trouva une vieille femme qui, pour toute
prière, ne savait dire que O! Il lui dit: Bonne mère, continuez de
prier toujours ainsi; votre prière vaut mieux que les nôtres. Cette
meilleure prière est aussi la mienne.
Après le déjeuner, je me hâtais d'écrire en rechignant quelques
malheureuses lettres, aspirant avec ardeur à l'heureux moment de
n'en plus écrire du tout. Je tracassais quelques instants autour de
mes livres et papiers, pour les déballer et arranger, plutôt que
pour les lire; et cet arrangement, qui devenait pour moi l'œuvre de
Pénélope, me donnait le plaisir de muser quelques moments, après
quoi je m'en ennuyais et le quittais, pour passer les trois ou
quatre heures qui me restaient de la matinée à l'étude de la
botanique, et surtout au système de Linnaeus, pour lequel je pris
une passion dont je n'ai pu bien me guérir, même après en avoir
senti le vide. Ce grand observateur est, à mon gré, le seul, avec
Ludwig, qui ait vu jusqu'ici la botanique en naturaliste et en
philosophe; mais il l'a trop étudiée dans des herbiers et dans des
jardins, et pas assez dans la nature elle-même. Pour moi, qui
prenais pour jardin l'île entière, sitôt que j'avais besoin de
faire ou vérifier quelque observation, je courais dans les bois ou
dans les prés, mon livre sous le bras: là, je me couchais par terre
auprès de la plante en question, pour l'examiner sur pied tout à
mon aise. Cette méthode m'a beaucoup servi pour connaître les
végétaux dans leur état naturel, avant qu'ils aient été cultivés et
dénaturés par la main des hommes. On dit que Fagon, premier médecin
de Louis XV, qui nommait et connaissait parfaitement toutes les
plantes du Jardin Royal, était d'une telle ignorance dans la
campagne, qu'il n'y connaissait plus rien. Je suis précisément le
contraire: je connais quelque chose à l'ouvrage de la nature, mais
rien à celui du jardinier.
Pour les après-dînées, je les livrais totalement à mon humeur
oiseuse et nonchalante, et à suivre sans règle l'impulsion du
moment. Souvent, quand l'air était calme, j'allais immédiatement en
sortant de table me jeter seul dans un petit bateau, que le
receveur m'avait appris à mener avec une seule rame; je m'avançais
en pleine eau. Le moment où je dérivais me donnait une joie qui
allait jusqu'au tressaillement, et dont il m'est impossible de dire
ni de bien comprendre la cause, si ce n'était peut-être une
félicitation secrète d'être en cet état hors de l'atteinte des
méchants. J'errais ensuite seul dans ce lac, approchant quelquefois
du rivage, mais n'y abordant jamais. Souvent, laissant aller mon
bateau à la merci de l'air et de l'eau, je me livrais à des
rêveries sans objet, et qui, pour être stupides, n'en étaient pas
moins douces. Je m'écriais parfois avec attendrissement: O nature!
ô ma mère! me voici sous ta seule garde; il n'y a point ici d'homme
adroit et fourbe qui s'interpose entre toi et moi. Je m'éloignais
ainsi jusqu'à demi-lieue de terre; j'aurais voulu que ce lac eût
été l'Océan. Cependant, pour complaire à mon pauvre chien, qui
n'aimait pas autant que moi de si longues stations sur l'eau, je
suivais d'ordinaire un but de promenade; c'était d'aller débarquer
à la petite île, de m'y promener une heure ou deux, ou de m'étendre
au sommet du tertre sur le gazon, pour m'assouvir du plaisir
d'admirer ce lac et ses environs, pour examiner et disséquer toutes
les herbes qui se trouvaient à ma portée, et pour me bâtir, comme
un autre Robinson, une demeure imaginaire dans cette petite île. Je
m'affectionnai fortement à cette butte. Quand j'y pouvais mener
promener Thérèse avec la receveuse et ses sœurs, comme j'étais fier
d'être leur pilote et leur guide! Nous y portâmes en pompe des
lapins pour la peupler; autre fête pour Jean-Jacques. Cette
peuplade me rendit la petite île encore plus intéressante. J'y
allais plus souvent et avec plus de plaisir depuis ce temps-là,
pour rechercher des traces du progrès des nouveaux habitants.
A ces amusements, j'en joignais un qui me rappelait la douce vie
des Charmettes, et auquel la saison m'invitait
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