Les émeraudes Du Prophète
hommes d’affaires importants et élégants. Autrefois, seuls les sultans pouvaient franchir à cheval cette Porte du Milieu et sur ce point rien n’avait changé car la voiture qui les avait amenés resta dehors.
Tous deux retenaient leur souffle tant était grande l’impression de pénétrer dans le palais de la Belle au Bois Dormant. Depuis le dernier quart du siècle précédent, le Vieux Sérail, peut-être hanté par trop de fantômes douloureux, s’était vu abandonné par les sultans au profit de Dolmabahce, la nouvelle résidence construite au bord du Bosphore où d’ailleurs Mustafa Kemal Atatürk, le nouveau maître de la Turquie, travaillait lorsqu’il se trouvait à Constantinople {4} . Dès qu’il eut pénétré dans la cour du Divan faisant suite à la farouche porte où l’on enfermait jadis les condamnés à mort, Morosini en éprouva une réelle satisfaction. Ce palais endormi était celui des ombres et il eût détesté d’y croiser le va-et-vient affairé des fonctionnaires la plume à l’oreille et des dossiers sous le bras. Là, dans cette cour planté de cyprès et de platanes centenaires d’où l’on découvrait les élégantes dépendances du Sérail et une belle échappée sur la mer de Marmara, le rêve pouvait ouvrir ses ailes d’autant plus aisément que le gouvernement semblait tenir à l’entretien des jardins. Plus peut-être qu’à celui des salles d’audience ou d’habitation des sultans et de leur entourage masculin – il ne pouvait être question d’aborder seulement les bâtiments de l’ancien harem ! – où la poussière voilait les marbres blancs ou noirs, les bois dorés et même les revêtements muraux en exquises faïences anciennes.
L’homme qui les reçut à l’entrée de l’ancienne salle d’audience – un pavillon à péristyle supportant une toiture à large auvent – portait une « stambouline » noire, un col à coins cassés et un tarbouch qui ressemblait à un pâté de sable rouge placé sur sa tête par un gamin encore inexpérimenté. Un long gland de soie voltigeait autour à chacun des mouvements de tête du personnage. Une énorme moustache en croc et une paire de lorgnons scintillants ne laissaient voir du visage qu’un nez proéminent et, sous la moustache, deux dents de lapin au-dessus d’un menton inexistant. Tel qu’il était, Osman agha veillait sur les richesses intactes de ses anciens maîtres, avec l’aide, toutefois, de gardes armés jusqu’aux dents que l’on découvrit à mesure que l’on approcha de l’endroit où elles étaient entreposées. Ce qui ôta beaucoup au charme des bâtiments, à la grâce des jardins et aux admirables découvertes sur les lointains bleus de la mer.
— C’est dommage ! fit Morosini en désignant l’un de ces hommes à son ami. Ils gâtent un peu le paysage…
— Bah ! Autrefois il y avait les janissaires, guère plus affriolants mais évidemment plus pittoresques…
À la suite d’Osman agha, on pénétra dans une petite salle dont les principaux meubles étaient une table servant de bureau, une chaise, une collection de gros registres reliés en rouge éteint et une lourde et magnifique porte en bronze devant laquelle deux soldats vinrent prendre place, le fusil prêt à tirer…
— Vous avez l’autorisation de visiter le Trésor, dit le conservateur. Souffrez, cependant, que l’on vous soumette à une petite formalité.
Deux autres soldats entrés sur leurs talons se mirent en devoir de fouiller les étrangers sous l’œil bénin d’Osman agha.
— La diplomatie est une chose, expliqua-t-il avec onction. Les précautions n’en font pas partie. J’ajoute que vous serez à nouveau fouillés à la sortie… Avec toutes nos excuses, bien entendu !
— La confiance ne règne guère, grogna Morosini qui détestait être tripoté, surtout par des mains sales. J’aurais cru pourtant que la gracieuse permission de votre gouvernement…
— Certes, certes ! Mais les gens les plus éminents ont quelquefois du mal à résister à la tentation… Vous comprendrez mieux dans un instant.
Poussée par les gardes, la porte de bronze s’ouvrit lentement avec un grondement d’apocalypse et les visiteurs se trouvèrent au seuil de deux grandes salles qui ne recevaient la lumière que par les petites fenêtres ceinturant les coupoles formant le plafond, aussi hautes que celles d’une mosquée. L’éclairage nocturne était assuré par les lampes pendant des
Weitere Kostenlose Bücher