Les masques de Saint-Marc
Raconte-moi maintenant .
Elle s’empara d’un petit pinceau et en effleura son sourcil gauche.
— À ce moment-là, un colonel a surgi de la bibliothèque avec une troupe de soldats.
Tout à coup, le commissaire éprouva le désir irrationnel de se retrouver sur le pont d’un bateau en flammes ou de violer une tombe en compagnie de Bossi.
— Je lui ai expliqué, poursuivit-il malgré tout, que j’avais tué un homme qui s’apprêtait à abattre l’empereur et que je souhaitais parler à son supérieur. Une demi-heure plus tard, Crenneville est apparu et nous sommes descendus dans son bureau.
La princesse baissa le pinceau et plaqua le poing gauche contre sa bouche. On aurait dit une héroïne romantique en proie à d’abominables tourments.
— Je suis affreuse ! murmura-t-elle avant d’ajouter dans un même souffle : Et qu’as-tu raconté à Crenneville ?
— Que j’étais à présent au courant de la mascarade et qu’ils s’étaient trompés de personne, que l’homme qu’ils avaient choisi n’avait pas du tout l’intention de se servir de balles à blanc. Le général d’artillerie a eu l’air passablement ébranlé et m’a supplié d’user de discrétion. Sa Majesté s’imagine toujours que l’opération s’est déroulée comme prévu.
— Quel est ton rôle officiel dans cette comédie ?
— Je suis censé avoir cru qu’il s’agissait d’un attentat réel et avoir tué l’agent par erreur. Voilà mon rôle.
— Donc, tu acceptes de jouer le jeu, constata-t-elle d’un ton neutre.
— Je joue leur jeu depuis le début, sauf que je ne le savais pas.
Il jeta un coup d’œil discret sur la pendule posée au-dessus de la cheminée.
— Tu es prête ?
La princesse se regarda une dernière fois dans le miroir, puis se leva avec un air de martyr.
— Que se passera-t-il si l’impératrice a déjà raconté à son mari que leur homme voulait le tuer pour de bon ?
Tron haussa les épaules.
— Je l’ignore. En tout état de cause, ce soir, François-Joseph va connaître son heure de gloire.
Comme ils remontaient à pas très lents la large allée qui menait au centre de la salle, François-Joseph eut tout loisir d’admirer l’étonnante métamorphose du lieu en l’espace de vingt-quatre heures. Il n’avait jamais aimé ce pompeux héritage napoléonien, cette galerie froide aux colonnes massives, qu’on aurait pu croire en plomb. À présent, il découvrait avec ravissement que des mains zélées l’avaient transformée en une gigantesque serre. Des douzaines de paniers accrochés au plafond par de fines chaînes métalliques regorgeaient d’orchidées dont les épaisses tiges pointaient dans toutes les directions. Au fond de la salle, l’orchestre était flanqué de deux énormes buissons de roses trémières dont le somptueux manteau de feuilles et de pétales balayait le sol en marbre. Entre les colonnes, des palmiers plantés dans des bacs en bois érigeaient leurs troncs à la courbure légère et gracieuse. Ils déployaient leurs éventails, dressaient leurs couronnes rondes et laissaient pendre leurs feuilles semblables à des rames.
François-Joseph et Sissi atteignirent le centre de la pièce au moment où l’hymne s’achevait. À cet endroit, le protocole prévoyait qu’il lâche le bras de son épouse après une courtoise révérence et s’écarte d’un pas pour remercier l’assemblée de ses applaudissements en souriant, tandis que les femmes plieraient le genou et que les hommes s’inclineraient. Mais à sa plus grande joie, les choses ne se déroulèrent pas de cette façon. Était-ce Crenneville qui avait poussé le premier vivat ? Ou le colonel Hölzl, debout à ses côtés ? Ou bien, pensa François-Joseph, l’excitation contenue qu’il avait ressentie dès son apparition dans la salle avait-elle provoqué d’elle-même un déchaînement spontané d’enthousiasme monarchique ? Tout à coup, en effet, l’ensemble des invités s’était mis à l’acclamer comme la foule sur la place Saint-Marc un peu plus tôt dans l’après-midi.
Un cortège triomphal. Toute une ville debout pour acclamer les miraculés.
François-Joseph ferma un instant les yeux avec délices et se rappela le jour pas si lointain où, soucieux, il guettait l’arrivée de la calèche de Crenneville à la fenêtre de son cabinet de travail à la Hofburg. Leur plan avait marché. Et il fallait voir comment ! L’opération, son opération, avait fonctionné avec
Weitere Kostenlose Bücher